La roue du temps

Après Surtout mais surtout ne nous dites pas comment survivre à notre folie, avec Kenzaburo Oé en 2013, et Tous Kurtz ensemble, avec Joseph Conrad en 2017, l’artiste Alain Huck fait appel à Malcolm Lowry et à Under the Volcano pour raconter une lumineuse trajectoire intérieure autour de la mise au jour des excès de l’économie occidentale. Une exposition de peinture à la galerie Skopia de Genève.


Alain Huck, Under the Volcano de Malcolm Lowry. Galerie Skopia, Genève


Alain Huck, Under the Volcano de Malcolm Lowry

Vue d’exposition © Galerie Skopia

« Nul ne peut vivre sans être aimé » : l’assertion pourrait être reprise pour illustrer le travail d’Alain Huck (né à Vevey en 1957), lui offrir un relais, entre les dessins au graphite dits Despedida – un ample et pudique « adieu », montrant la découpe de la pierre comme une césure, propice et inhérente au couple –, ou soulignant l’impossible unité des relations humaines ; l’installation lumineuse d’un Contrat social électrifié, qui oriente le regard sur un mode différent ; les deux grands dessins aux phares blancs, intitulés Sidérés I et III, Farolito, nom du bar de campagne du roman de Lowry, fusains sur papier ; Reflux V et II, poudre de fusain sur papier, et les sacs de jute, Pause, contenant café et phrases tirées de travaux antérieurs, tels Vite soyons heureux il le faut je le veux (VSH), Post Animal Beauty, Tentative/empreinte d’un genou, etc., dont références et années de composition sont inscrites au bas de chaque sac de jute.

La toile de jute est un matériau simple, fruste, primitif, symbolisant le flux des matières premières qui alimente l’économie mondiale et précarise durablement les pays exploités. (Les sacs, originaires de pays producteurs de café, Éthiopie, Guatemala, Honduras, Indonésie, Mexique, Nicaragua, ont été vidés de leur contenu en Suisse.) Il y a un ready-made. S’engage une quête à contre-courant pour retrouver l’Histoire, tout en faisant vaciller ses repères. On assiste ici à la mise en exergue d’une banalité « rejouée » du quotidien, voire celle de la nécessité d’emprunter différents matériaux, différentes alternatives qui explicitent la démarche intérieure.

Alain Huck, Under the Volcano de Malcolm Lowry

Vue d’exposition © Galerie Skopia

Au-delà de la complexité du questionnement de Under the Volcano, le roman de Malcolm Lowry – occupé à relever les fractures, ou la continuité de rapports entre les sociétés occidentales et traditionnelles –, Alain Huck s’attache à montrer, avec humour parfois, ce qui se joue, se trame politiquement, socialement, humainement, partant, artistiquement, dans les enjeux prescrits par l’auteur : la mort rôde, déshumanise, qu’elle soit accidentelle ou délibérée. Avec elle, la sensation d’une fin qui se noue, quelle que soit la parade donnée. De même, exposer au cœur de l’exposition l’installation lumineuse Du contrat social, c’est organiser le regard, la pensée, autour d’une question cruciale qui fait partie de la vie, de la nature également, en soulignant les inégalités propres au système. La mémoire est sollicitée dans le roman, comme dans l’exposition, reprenant la roue du temps qui tourne en sens inverse, celle de la loi de la fortune, chaque élément étant une prémisse de l’abîme (une fête foraine, la roue Ferris qui tourne inlassablement, occupent l’une et l’autre une place centrale dans le roman). Le faux-semblant, voire « l’artefact », désigné comme tel par une stratégie ludique, relève du même ordre.

Tout concourt, on l’imagine, à représenter d’abord, puis à faire fructifier, la constante proximité de l’œuvre littéraire avec le réel artistique, tant personnel qu’universel. À travers cette lecture serrée, rigoureuse, apparaît un langage singulier qui trouble, interpelle le spectateur, l’obligeant à s’interroger sur ce qu’il voit. Rien n’est donné. Cette imprégnation constitue la base du travail d’Alain Huck. (Elle permet ainsi de reprendre un épisode historique qu’elle réhabilite à sa manière : on sait que Du contrat social fut brûlé à Genève en 1762.)

Être sous un volcan, est-ce se trouver sous l’œil d’un cyclone, avec la possible irruption d’une tempête, dont nous serions préservés, ivresse en plus ? Prometteuse perspective.

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