Dans Inépuisables, Vivian Gornick, autrice et critique littéraire américaine, relit des œuvres (D. H. Lawrence, Colette, Natalia Ginzburg…) qui l’ont accompagnée depuis sa jeunesse, et dévoile ses contradictions de lectrice à travers les époques. L’occasion de fondre ensemble la lecture et l’écriture, et d’exprimer poétiquement le passage du temps.
Vivian Gornick, Inépuisables. Notes de (re)lectures. Trad. de l’anglais (États-Unis) par Laetitia Devaux. Rivages, 196 p., 20 €
Dans les premières pages de L’amant, la narratrice, observant ses traits, découvre qu’un événement l’a marquée jusque dans sa chair : « Au contraire d’en être effrayée, j’ai vu s’opérer ce vieillissement de mon visage avec l’intérêt que j’aurais pris par exemple au déroulement d’une lecture. » Sur sa figure transparaît limpidement le livre de sa vie, dont les soubresauts deviennent des chapitres constitutifs, des ridules du temps. Chez Marguerite Duras, voir son visage gravé ouvre un livre intérieur ; pour Vivian Gornick, rouvrir des livres familiers révèle, grâce à des impressions nouvelles, à quel point elle a changé.
Quelles sont les lectures que Vivian Gornick raconte dans Inépuisables ? Duras, justement, mais aussi D. H. Lawrence, Colette, Elizabeth Bowen, A. B. Yehoshua, Natalia Ginzburg, Doris Lessing… Parfois, leur découverte a constitué un bouleversement, d’autres fois, elle a soulevé un sentiment d’étrangeté, d’incompréhension. En ouvrant une nouvelle fois ces œuvres fétiches, Vivan Gornick les lit différemment, s’identifie à d’autres personnages et à leurs trajectoires, remarque d’autres passages. À plusieurs années d’intervalle, ses notes de lecture se différencient pour renvoyer singulièrement l’image de son parcours et de ses propres questionnements. Chaque lecture marque, comme les cernes sur la souche d’un arbre, un arrêt dans la chronologie, soulignant l’évolution de Vivian Gornick dans la conscience qu’elle a d’elle-même.
Au détour de pages qu’elle connaît, Vivian Gornick chemine avant tout en elle-même, et découvre que sa personnalité évolue. Lorsqu’elle relit Amants et fils « à son grand âge » et nous en restitue l’histoire, c’est le personnage de Paul, et non plus celui de ses amantes, Miriam ou Clara, qui la renvoie à sa propre intériorité : « Il ne rêvait que de légèreté. Pourtant, lui aussi pleure dans le désert, la tête envahie dans le chaos, en ce qu’il est une créature sensible mais incapable de verbaliser, faute du vocabulaire nécessaire, une existence sans joie. (Où suis-je, moi-même, dans tout ça ?) »
Le fil autobiographique et les livres racontés sont entrelacés, à coups d’incidentes, de confessions et de souvenirs qui remontent à la surface des pensées conscientes de la narratrice grâce à la lecture. Et ses ambivalences la conduisent à s’adresser directement à ses auteurs chéris et à leurs paradoxes (les siens) : « Qui à part Colette aurait pu dresser un tel portrait – comme de l’acide sur du zinc – d’une femme qui contemple l’enfer réservé aux femmes ? Et qui à part Colette aurait pu le rater à ce point ? Pourquoi, me trouvais-je à lui demander, n’as-tu pas donné un sens plus vaste à tout cela ? J’avais de toi l’incomparable vision d’une femme intelligence aux prises avec l’obsession romantique, et je me suis trompée ». La jeune Vivian Gornick, romantique, voyait à l’ombre de Colette la passion érotique comme une fin. La Vivian Gornick devenue journaliste féministe aux côtés des mouvements de libération de la fin des années 1960 a relativisé la puissance d’achèvement du désir. Alors, elle admet sans peine ses revirements, et note sa prise de distance à l’égard de ce qu’en écrit Colette.
L’exercice de relecture que nous livre Inépuisables ne relève pas de l’ego trip : si l’on apprend évidemment d’une lecture psychologisante, voire psychanalytique, des œuvres citées, leurs réceptions se distinguent aussi à l’aune des évolutions de la société. Colette et Doris Lessing (dont le Carnet d’or « s’assimilait aux Saintes Écritures ») ont fait partie des lectures formatrices de toute une génération de jeunes femmes étudiantes, et l’attitude nouvelle de Vivian Gornick vis-à-vis de ces œuvres ne se réduit pas à un changement de tempérament ou de caractère, elle s’inscrit aussi dans le cadre de l’évolution des mœurs. La liberté sexuelle, par exemple, a rebattu les cartes du récit amoureux (thème déjà abordé par Gornick dans l’essai The End of the Novel of Love). Elle interroge donc bien sûr sa féminité, mais aussi sa judéité en tant que femme, femme qui a grandi dans un milieu très à gauche… pour le dire entièrement : ce que signifie écrire pour une femme née en 1935 dans le Bronx de parents juifs marxistes.
Si sa lecture est changeante, c’est non seulement parce que Vivian Gornick se découvre différente au fil des ans, mais aussi parce que la société elle-même évolue à différents égards. Ses impressions en donnent un aperçu aussi limpide qu’original : la mémoire des œuvres y devient collective et dynamique, en perpétuelle évolution. Ainsi, Vivian Gornick questionne son appartenance à la tradition littéraire juive américaine : « Nous avons été marqués par les nombreuses et diverses inquiétudes de nos parents causées par une vie vécue à la marge et, collectivement, nous avons rapidement établi un récit littéraire sur la condition du Juif-en-Amérique – ce que ça faisait d’avoir l’impression d’être, génération après génération, à la marge ». Lorsqu’elle réalise sa marginalisation au cœur des années 1970, c’est en tant que femme, et non du fait de son ascendance juive : contrairement à un Delmore Schwartz ou un Philip Roth, c’est donc depuis sa condition de femme qu’elle écrit.
Car, avant tout, Vivian Gornick est écrivaine. Dans Inépuisables, la lecture devient le propre de l’écriture, la source qui l’alimente ici jusque dans son déploiement. D’abord, elle est ce qui lui a permis d’advenir. Lorsque, proche de la trentaine, la new-yorkaise devenue journaliste se trouve impuissante à créer des œuvres de fiction, elle découvre les écrits de Natalia Ginzburg, et plus particulièrement ses essais, qui la frappent par leur originalité : « Se mettre soi-même à contribution, c’est-à-dire utiliser la part de soi craintive, apeurée ou pleine d’illusions, voilà ce qui donne de la tension narrative à l’essai. Cette découverte a été le grand cadeau de Natalia Ginzburg à mon travail ; elle m’a non seulement permis de trouver le type d’écriture pour lequel j’étais faite, mais aussi d’adopter, en incluant ma propre expérience à mes essais, la même attitude qu’un écrivain de fiction qui explore la vie intérieure de ses personnages. L’éternelle préoccupation de Ginzburg, comme celle de tout écrivain, est d’identifier les conflits intérieurs qui nous empêchent de nous comporter correctement les uns envers les autres ».
Après s’être plongée dans les œuvres de Ginzburg, Vivian Gornick développe un style qu’elle nomme « personal narrative ». Dans The Situation and the Story, ouvrage de critique littéraire, elle l’explicite par une métaphore psychanalytique : « c’est comme s’allonger sur un divan en public ». Dans les premières pages d’Inépuisables, elle reprend l’image, mais cette fois pour la lecture : « relire un livre que j’estimais important à une période de ma vie, c’est un peu comme s’allonger sur le divan du psychanalyste ». Inépuisables montre la lecture et l’écriture fusionnées. Les mêmes livres, lus et relus, regorgent d’interprétations nouvelles à consigner, loin d’une consommation compulsive de titres toujours plus nombreux.
Relus, ses propres textes circulent au gré des livres dans un « recyclage » régulier : en appendice, l’autrice prévient ses lecteurs qu’elle a relu, repris et corrigé des passages déjà publiés. Un portrait du New Yorker le soulignait récemment : « Il est vrai que l’on peut entendre Gornick travailler […] en répétant des rythmes et des phrases comme pour se mettre en tête sa propre mélodie. Sa prose peut sonner comme une note définitive, presque doctrinaire. Ce qui la sauve d’une tendance dogmatique, c’est une envie plus forte de révision et de reconsidération. Elle aime avoir raison, mais elle aime aussi découvrir qu’elle avait tort ». La lecture et l’écriture deviennent dans Inépuisables un même mouvement d’exploration des contradictions, une manière lucide et remarquable d’aborder le passage du temps.