Ils s’appellent tous les deux Pierre, mais là n’est pas leur seul point commun. Pierre Lafargue, qui vient de publier La grande épaule portugaise (éd. Vagabonde), et Pierre Senges, qui a publié début 2020 Projectiles au sens propre (Verticales), célèbrent tous deux une littérature contemporaine qui refuse l’attestation du réel et préfère le commentaire infini, le délire interprétatif, les réécritures encyclopédiques… Pour En attendant Nadeau, les deux écrivains se prêtent au jeu de la conversation, sous l’ombre tutélaire de leurs maîtres flaubertiens, Bouvard et Pécuchet.
Pierre Lafargue, La grande épaule portugaise. Vagabonde, 272 p., 17,50 €
Pierre Lafargue : Vous avez publié récemment un livre intitulé Projectiles au sens propre, où vous rendez un hommage appuyé à la tarte à la crème. Non content de vous confronter à l’un des plus graves sujets de ce temps, si mal compris et qui touche à la plupart des autres par tant de points sensibles, vous étendez votre réflexion à la noble figure éclaboussée de Stan Laurel. Angelus Silesius, je le crois, n’aurait jamais osé parler de Stan Laurel. Comment osez-vous ?
Pierre Senges : Si j’étais Pierre Lafargue, j’écrirais un texte bref en forme de rage de dents dont le sous-titre serait Comment oser oser ? (et le titre, Discours à l’extrémité de ma chaise). En vérité, je n’ose pas, j’attends le moment où je renoncerai à renoncer, ou bien le moment où j’abandonnerai l’abandon, le moment d’une double négation où la réserve se renversera pour donner vie à son contraire. C’est l’instant de la mise en scène de l’enthousiasme et d’une vantardise provisoire, vite échue, qui incite à réciter ce morceau de Flaubert dans « La tentation de saint Antoine » : « Essuyons sur l’herbe la poussière qui salit nos brodequins d’or. » En l’occurrence, l’enthousiasme est celui de Stan Laurel, alors seul capable de deviner la présence d’un sens (signification ou justification) dans une tarte à la crème – l’une après l’autre. Par ailleurs, comme la plupart des « sujets » « sérieux » ont été traités (ils ne sont pas si nombreux, ils changent avec les saisons, et on se les arrache, les premiers auteurs sont les premiers servis, les autres s’inscrivent sur une liste d’attente), il ne reste à ceux qui lambinent que les sujets frivoles.
Ou bien pas de sujet du tout – est-ce que le fameux livre sur rien, qui ne sera jamais véritablement sur rien, est pour vous une tentation ? Comme l’étouffement du sujet sous la force du verbe ?
P. L. : Cette tentation, j’y cède à chaque fois. Et comme, à chaque fois, je constate que mon livre sur rien « ne sera jamais véritablement sur rien » (on voit que vous connaissez le métier), je veux au moins que dans le prochain la part du sujet diminue encore un peu – mais si le sujet est de plus en plus ténu, il conserve la forme du grain de sable et grippe comme lui les mécanismes les mieux huilés avant de tomber dans ma chaussure avec le vice impuni du gravier : on n’a plus lieu de s’étonner de nous voir boiter, mes pauvres livres estropiés (avec leurs roues dentées cassées qui dépassent) et moi. Après avoir effectué quelques mètres si douloureusement, je m’assois où je peux, je songe à écrire un Discours à l’extrémité de ma chaise et je lis La réfutation majeure.
P. S. : On doit pouvoir trouver des exemplaires d’occasion.
P. L. : Je ne veux certes pas vous mettre en difficulté, mais vous devez en convenir : La réfutation majeure est un sacré livre. J’en ai moi-même tourné les pages en croyant que j’étais Charles Quint, et j’ai cru aussi que je venais de perdre l’Amérique, parce que vous me prouviez à chaque ligne que mes conquistadors ne pouvaient me l’avoir offerte, malgré les perroquets fatigués que j’en recevais par volières entières. Comme vous m’avez peiné ! Avez-vous prévu de rendre bientôt à Charles le continent dont, par étourderie peut-être, ou par simple méchanceté, vous l’avez privé ?
P. S. : Quelqu’un avait dit, à propos de cette réfutation de l’Amérique, qu’elle était symptomatique d’une certaine littérature française incapable de s’ouvrir sur le monde. Ce jugement est doublement délicieux, d’abord parce que j’ai toujours rêvé d’être un symptôme (j’aurais préféré être celui de la varicelle), ensuite parce qu’il ne vaut qu’à condition d’ignorer tout du livre. (Mais que deviendrait la neutralité d’une critique altérée par la lecture des œuvres ?) Le drame d’Antonio de Guevara, auteur supposé de cette réfutation, est bien de faire advenir l’Amérique, quelle qu’elle soit, à mesure qu’il la renie, rattrapé par le pouvoir d’énonciation, trivial et enchanteur à la fois. En toute logique, il ne lui reste qu’à se renier pour advenir dans l’effacement ; c’est d’ailleurs ce que devraient faire tous les auteurs.
À propos d’effacement, on dit souvent de vous que vous êtes, de la France littéraire, le secret le mieux gardé. C’est un peu surprenant, je croyais que c’était la recette de la sauce gribiche. Quoi qu’il en soit, que pensez-vous de cette formule ? Comment parvenez-vous à être tonitruant et secret ? Est-ce que « auteur secret » ne vaut pas ici pour « critiques incurieux » ou « lecteurs malavisés » ?
P. L. : Monsieur, il y a des choses que je ne saurais avouer, même à vous. Ces secrets sont si terribles que je crois rendre un grand service à l’humanité en ne divulguant rien. Comment pensez-vous que le monde réagirait s’il découvrait, par exemple, la vraie recette de cette sauce gribiche que vous évoquez si à propos ? Les esprits, déjà, s’échauffent quand son nom est prononcé, les poings américains sortent des poches et des gangs s’affrontent dans les rues de Manille. Imaginez, s’ils connaissaient le secret ! Eh bien, d’autres secrets me valent d’être celui de la France littéraire (et le mieux gardé de tous, cela va de soi : trois lévriers féroces veillent devant ma porte). Je le répète : ce sont de terribles secrets, Monsieur ! Éprouvants pour la vertu ! Effrayants pour le crime ! Et même si farouches que certains d’entre eux n’ont pas voulu que je les regardasse pour m’assurer qu’ils étaient dignes de l’horreur que m’inspirent les autres – oh, je ne suis pas impatient d’éclairer ces plus noirs mystères, je remercie l’ombre qui me les cache et m’engloutit dans le même mouvement de cape de ruffian. Si on les découvrait, je serais perdu.
P. S. : Ça ne devrait plus tarder.
P. L. : Alors ma conscience me le crie : « Surtout, ne permets pas, en faisant des imprudences, qu’on te lise ! Ils viendraient casser les murs de ta maison ! Ils viendraient chercher des petits cadavres dans la mauvaise terre de ton jardinet ! Et si on te soupçonne de faire des livres, réponds, en remuant les cendres des hommes et des bulletins, que tu te contentes de tenir tête au soleil ! » C’est vous dire si je pardonne aux critiques incurieux et aux lecteurs malavisés, ils ont des excuses, mais j’aurai grand plaisir à leur arracher les yeux quand me viendra la lubie de les leur ôter : ne sera-ce pas leur rendre, à eux aussi, le plus signalé service, puisqu’ils ne s’en servent pas ? Quelle foutue bande de petits bossus ! Vous avez vous-même noté que la gibbosité était la conséquence de lectures tordues.
P. S. : Je ne vois pas d’autre explication.
P. L. : Eh bien, parlons de Lichtenberg.
P. S. : Ça nous éloigne de la sauce gribiche.
P. L. : C’est la même chose, voyez plutôt. Dans les Fragments de Lichtenberg, par ailleurs si recommandables aux gens de goût, et qui les font se tordre, vous écrivez que les carnets de cet auteur, « même sauvés de l’incendie et reconstitués avec patience, ne seront pas, au bout du compte, un “roman” aussi “roman” que les “romans” des jeunes gens éclairés ». Que voulez-vous dire ? Est-ce là votre poétique ? Vous visez quelqu’un ? Et qu’est-ce que c’est que cette « rue Léon-Lèchefrite » où vous avez le toupet de domicilier le non-éditeur de Lichtenberg ? Pour ma part, je n’ai jamais sonné à aucune porte de la rue Léon-Lèchefrite et je n’en suis pas un plus mauvais citoyen, je tiens d’ailleurs ma carte d’électeur à votre disposition.
P. S. : En matière de « roman » ou de « roman roman » comme on dit sapiens sapiens, certains font preuve d’un savoir-faire qui s’élève parfois au rang de cynisme – alors que le savoir-faire devrait rester ce qu’il est, une compétence à jamais en cours d’achèvement. Inutile, je crois, de mettre en cause la forme « roman roman », elle fait merveille sans vulgarité ici ou là, et pas seulement dans la catégorie de la littérature de genre ; elle sait faire, au cas où, preuve de modestie. Mais le principe d’identification encore à l’œuvre dans un bon nombre de livres est moins pardonnable : il tire des larmes, invite le lecteur faussement éclairé à retrouver dans les textes les victimes des drames de l’actualité, il est à peine ennobli par le genre de l’autofiction (plus souvent mélodrame de feuilleton que rigueur de médecin légiste).
Vous parlez de Léon Lèchefrite : est-ce à cause de votre goût pour les noms de famille croquignolets que Saint-Simon se tient en embuscade, quelque part, pas loin, toujours prêt à bondir ou à vous laisser la place ? Ou bien c’est parce que vous souhaitez finir vos jours dans une mansarde à Versailles, avec une bougie et des sandwichs ?
P. L. : Ce n’est pas très joli de se moquer de Saint-Simon, de sa bougie et de ses sandwichs (tout le monde ne peut pas s’offrir des frites – de toute façon, le temps d’arriver dans la mansarde, elles seraient froides, vous voyez que le poulet-crudités a ses avantages – je concède que la mayonnaise a ses inconvénients). Il est vrai qu’il est là en permanence, Saint-Simon, mais ne croyez pas que je me prenne pour lui, ce serait plutôt l’inverse : quand il pense que je ne le vois pas, je le surprends à essayer mes chemises et à tenter devant la glace, par des grimaces affreuses, de trouver le secret (encore un) de mon harmonieux visage.
P. S. : Il ne reste qu’un miroir dans les ruines du château de Saint-Simon, à La Ferté-Vidame, et il est assez risible.
P. L. : C’est votre avis et je le respecte. Passons, si vous le voulez bien, à Achab (séquelles), livre on ne peut plus actuel puisque vous y dites (et vous n’avez pas peur de le dire, dès 2015) que les masques sont « mal fixés au visage » (p. 451). Ce n’est pas à vous que je dois faire un dessin : cette page est celle d’un visionnaire qui a l’air de parler de Lorenzo Da Ponte alors qu’il n’est occupé qu’à tirer la sonnette d’alarme contre la pandémie qui menace. Avez-vous conscience d’être un visionnaire ? J’appartiens moi-même (puissiez-vous me pardonner cette confidence à laquelle seule ma bonne éducation évite de basculer dans l’épanchement) à ce cercle restreint et distingué : quand j’ai mal à l’épaule, je sais qu’il va pleuvoir.
P. S. : Charles-Albert Cingria écrit quelque part (je cite de mémoire, et alors de travers) : « On est prophète ou on ne l’est pas. Généralement, on ne l’est pas. » Vérification faite, il dit « mage », mais tant pis : un monde adulte devrait se débarrasser des prophètes ou plutôt, non, se défaire de l’appétit de prophétie, c’est-à-dire également de l’envie d’être prophète ou de passer pour tel : une marque d’immaturité, comme il y en a tant. Chercher le prophète chez untel ou untel de la rentrée littéraire, c’est comme chercher la consolation dans les livres ou le portrait du monde contemporain, bien sûr au vitriol, une pratique honteuse accomplie en plein jour.
P. L. : Ah, les cochons, en plein jour !
P. S. : Longue vie, par contre, aux prophéties involontaires, fruits de la combinatoire et de l’humour : un grand prophète, par exemple, s’appelait Jacques Ferron, écrivain et médecin à Ville Jacques-Cartier, collée à Montréal, fondateur du parti Rhinocéros, fertile farce politique. Dans un texte intitulé Tabac, de 1960, il écrit : « On finira par sortir le tabac de la cigarette. On nous vendra des tubes vides brûlant à l’électronique et produisant des fumées de différentes couleurs, fort agréables à voir et parfaitement anodines. » Bien avant ça, Kleist prophétisait le courrier électronique – et Thomas Browne, bien sûr, voit au XVIIe siècle venir le jour où « le Nouveau Monde envahira l’Ancien, et ne voudra pour seigneur que ses amis commerçants » (dans un recueil publié je ne sais où).
La fureur se place, entre autres, sous l’égide de la Messe en si de Jean-Sébastien Bach – si mineur, modulant en ré majeur, avec quelques escapades du côté de la majeur. Sauf erreur, ça nous fait donc deux ou trois dièses à la clef, ce qui me paraît compatible avec la tonalité générale de votre écriture. (Cinq bémols, et on se retrouverait chez Pascal Quignard.) Vos titres l’annoncent d’emblée (La fureur, Aventures, Poèmes en eau froide avec saisissement des chairs), vos écrits ont, malgré toute la mélancolie qui les surveille, le tranchant et la luminosité des tonalités à dièses. Êtes-vous d’accord avec cette idée, ou bien je m’égare complètement ?
P. L. : Pour vous égarer complètement, il faudrait que vous ne fussiez pas Pierre Senges. Puisque cet égarement-là ne vous est pas permis, quand bien même vous le rechercheriez (on a vu des manies plus bizarres), il est prouvé que tous les talents ne sont jamais donnés à ceux qui méritent de n’être privés d’aucun. J’ignorais qu’il y eût tant de dièses dans ces quelques livres, mais votre oreille et votre générosité sont ainsi faites que votre bouche m’apprend qu’ils s’y trouvent. Alors il faut bien que je les entende aussi. Quel doux vacarme ! Et presque mélodieux ! C’est une découverte que je suis charmé de faire, et, comme je ne pouvais la faire seul, je suis heureux de vous la devoir. Vous l’avez dit, dans Sort l’assassin, entre le spectre si j’ai bonne mémoire : « la solitude est un luxe de prince d’Italie », ecco, et je me félicite de n’avoir pas abusé aujourd’hui de la solitude, et d’avoir laissé mes lévriers chez moi (l’un sous le clavecin, le deuxième dessus, et les dents du troisième dans ses puces) pour vous rejoindre sur ce banc et discuter de tout et de rien avec un monsieur qu’on serait bien avisé de nommer, si ce n’est déjà fait, et pardonnez-moi de me mêler de ce qui ne me regarde pas, à la direction de la Bibliothèque nationale de la République argentine.
P. S. : Je me demande combien il faut de lévriers pour composer une solitude.
P. L. : Tiens, il pleut.
P. S. : Vous dites ça pour me faire plaisir.