La valeur de la correction politique

La vie dans les poches (2)

Faut-il revenir sur une polémique vite éteinte ? En septembre 2020, le Livre de poche et les éditions du Masque ont annoncé que le célèbre titre d’Agatha Christie, Dix petits nègres, serait ainsi transformé : Ils étaient dix. La décision venait de l’arrière-petit-fils et ayant-droit de l’écrivaine, qui juge offensant et humiliant l’emploi du mot « nègre ». Comment lui donner tort ? Il faut être sourd et insensible à tout ce que charrie un mot, un son, pour ne pas comprendre. Ou être de mauvaise foi. Le dossier est-il clos pour autant ? Le nombre de poches récemment publiés qui nourrissent ce débat montre que non.


Agatha Christie, Ils étaient dix. Traduction de l’anglais de Gérard de Chergé révisée. Livre de poche, 283 p., 5,60 €

Raymonde Bonnetain, Une Française au Soudan. Sur la route de Tombouctou, du Sénégal au Niger. Édition de Philippe Artières. Mercure de France, coll. « Le temps retrouvé », 367 p., 8,90 €

Marie Treps, Maudits mots. La fabrique des insultes racistes. Points-Seuil, coll. « Le goût des mots », 360 p., 7,90 €

Sarah Mazouz, Race. Anamosa, coll. « Le mot est faible », 96 p., 9 €


Revenons à la nouvelle couverture de l’édition française. Le titre est désormais accompagné d’une mention très lisible, composée dans un corps à peine inférieur : « précédemment publié sous le titre de Dix petits nègres ». Il est permis d’en rire. Les éditeurs de poche ne sauraient se priver de l’argent que rapporte ce roman. L’ouvrage est non seulement le plus vendu de tous ceux d’Agatha Christie, mais c’est un des livres les plus vendus au monde, près de cent millions d’exemplaires depuis sa parution en 1939, et le plus vendu dans la catégorie des romans policiers.

Quelles négociations entre les éditeurs français et l’ayant-droit ont présidé à cette demi-mesure ? Nous ne le saurons jamais, mais voilà pour la manne financière que représente la géniale mécanique romanesque et meurtrière de lady Christie. Or, en soulignant le génie de l’écrivaine, son savoir-faire extrême, son goût du jeu et de la légèreté qui fait de la mort une des règles de ce jeu, on souligne son goût du plaisir pur, chose qui plaide en faveur de l’effacement de la désignation qui, en 2020, fait mal : « nègre ».

Le titre original anglais, Ten Little Niggers, venait d’une comptine anglaise de 1869, elle-même adaptée d’une comptine américaine datant de 1868, Ten Little Indians. Dès l’origine, le titre a subi des modifications. Aux États-Unis, pays lesté de l’histoire de l’esclavage, le titre du roman d’Agatha Christie est And Then There Were None depuis 1940, soit un an après la publication originale du livre (c’est également le titre anglais depuis 1980). Les personnes qui ont poussé des cris d’orfraie en apprenant le changement de titre français avaient donc tort. Elles ne mesuraient pas la labilité du titre d’Agatha Christie, la variabilité de ses versions et de ses traductions, ni le fait que la France était un des derniers pays à faire comme si de rien n’était.

La vie dans les poches : Agatha Christie, la valeur de la correction politique

« Dix petits Indiens » ou « And Then There Were None » de René Clair, adapté du roman d’Agatha Christie (1945)

Il y a fort à parier que lady Christie aurait souhaité n’offenser personne, même s’il est difficile de parler pour une morte, et même si la comptine enfantine la plus innocente contient toujours une note perverse. C’est aussi toute la cruauté de l’enfance – et de l’Homme – que ces chansonnettes cachent. Ne nous voilons pas la face.

L’édition, donc la société, se censure ? Le livre intitulé Une Française au Soudan. Sur la route de Tombouctou, du Sénégal au Niger, de Raymonde Bonnetain, paru en septembre 2019, prouve le contraire. L’ouvrage est encadré, publié dans une collection à valeur historique, « Le temps retrouvé », et préfacé par un historien (Philippe Artières). Il n’en reste pas moins que ce journal est stupéfiant par le racisme pur et dur qu’il distille. Stupéfiant mais passionnant et instructif. Il permet de mesurer le chemin fait, en apparence, et la valeur de la correction politique.

Raymonde Bonnetain est la première femme française à avoir atteint les rives du Niger. Elle y est arrivée parce qu’elle avait décidé de suivre son mari, Paul Bonnetain, écrivain naturaliste, envoyé en mission pré-ethnographique dans ce qu’on appelait le Soudan (qui couvrait les actuels Sénégal, Mali et Guinée). Il faut s’imaginer la France bourgeoise de 1893, la IIIe République, la colonisation triomphante et les scandales – elle et son mari découvrent le scandale de Panama avec dix jours de retard, grâce à l’unique dépêche Havas qui parvient au Sénégal.

Raymonde (sur qui nous avons peu de renseignements) est jeune. Elle part avec sa fille, Renée, âgée de sept ans. Elle a l’esprit pratique et elle est audacieuse : décider de suivre son mari dans un pays nommé Soudan où nulle Française (blanche) n’avait jamais été, c’était faire preuve de courage et d’indépendance. Elle est intelligente. Elle-même se nomme plusieurs fois « la petite bourgeoise ignorante que je suis ». Ignorante peut-être, en tout cas curieuse, observatrice, précise, et sans doute bénéficiaire de l’école pour tous, celle de la République et celle que la République entend exporter sur le continent africain. Douée pour les descriptions, elle évoque la « lumière enragée » du ciel soudanais. Vive, énergique, elle est facilement irritée par tout ce qui résiste au temps du progrès.

Elle est « naturellement » féministe. Il faut voir l’assurance avec laquelle elle affirme que la colonisation aurait tort de se passer des femmes si elle veut réussir, c’est-à-dire, « attirer, sinon le colon, du moins le capitaliste ». Raymonde Bonnetain ne doute pas une seconde du bien-fondé de la colonisation ni de ses vertus civilisatrices, encore moins des espèces sonnantes et trébuchantes qu’elle rapporte. Son pragmatisme prime sur tout.

Les hommes et les femmes qu’elle découvre en Afrique ? Elle est si convaincue de leur « inintelligence » et de leur infériorité qu’ils lui servent d’argument pour faire valoir son féminisme : « Naturellement les noirs bâillent, avec leur mépris de primitifs pour la femme, de voir “madame toubab” se permettre elle aussi de monter à cheval. » La notion d’intersectionnalité, qui n’existait pas de son temps, se voit balayée par anticipation : c’est exactement le genre de lignes que la lecture de son journal fait bouger. Féminisme et antiracisme ne vont pas toujours main dans la main.

La jeune madame Bonnetain use peu des termes « autochtone » ou « indigène ». Elle décline toutes les variantes du mot « nègre » en lui ajoutant des suffixes de condescendance. On tombe des nues en lisant et en entendant tant de laideur verbale et morale, et si peu de questionnement intérieur.

À mi-parcours, voyant que sa fille s’ennuie, elle décide de lui procurer une « poupée vivante » et s’en va acheter une petite esclave qu’elle nomme Belvinda en hommage à l’une de ses ancêtres. Elle choisit une orpheline maltraitée et scarifiée, « car il faut bien, dit-elle, qu’une bonne œuvre rachète l’égoïsme de mon but : donner à Renée une compagne ». Raymonde Bonnetain est le produit de son temps, de sa culture et de sa blancheur, mais plus que cela encore. Jamais elle ne remet en question ses catégories de pensée ni ses filtres. Elle n’a jamais l’ombre d’un doute, d’un sursaut d’humanité ou de compassion. Elle montre un début d’attachement à la petite Belvinda, mais guère plus.

Interdire la publication d’un témoignage aussi violent et aussi riche ? Ce serait se priver d’une plongée aux racines mêmes de l’entreprise coloniale, renoncer à un élément de compréhension important pour mettre en perspective les débats d’aujourd’hui. Non pas que la brutalité du registre de Raymonde Bonnetain ait entièrement disparu. Au contraire. À lire l’ouvrage de la sémiologue Marie Treps, Maudits mots. La fabrique des insultes racistes, il est frappant de voir que la totalité ou presque des termes dépréciatifs utilisés par notre épouse-aventurière sont toujours de mise aujourd’hui, cent trente ans plus tard.

En rapprochant ces deux ouvrages, le premier, un journal, le second, un dictionnaire, on mesure à quel point le genre auquel appartient un livre – témoignage versus relevé scientifique – influe sur notre écoute et notre sensibilité à des qualificatifs orduriers. La lecture du premier choque et suscite de l’émotion. La lecture du second ne choque pas et suscite peu ou moins d’émotion. L’un est un écorché, un tableau à cru ; l’autre un panorama, un tableau déroulé dans une histoire.

La vie dans les poches : Agatha Christie, la valeur de la correction politique

Aujourd’hui, que faire pour dépasser l’émotion et l’indignation ? Lutter contre des mots par d’autres mots ? C’est l’idée que défend le petit ouvrage de Sarah Mazouz, sociologue et chargée de recherches au CNRS. Le livre, intitulé Race, fait partie d’une collection nommée « Le mot est faible », dont le but est de redonner sens à certains termes dans une perspective militante.

L’objet-livre d’abord : c’est une vraie réussite. Car il ne s’agit pas d’un poche comme les autres, mais d’un vrai cocktail Molotov de papier. De facture soignée et pensée, le bouquin est mince, facile à manier et à dégainer, il a de la main et des rabats pour en rabattre. Sa couverture oppose un à-plat noir et une titraille blanche, dont la moitié est imprimée à la verticale et oblige à tourner le livre pour lire ce qui devient un slogan. L’effet visuel est repris à l’intérieur, le texte étant ponctué de doubles-pages qui répètent certaines phrases sur un fond noir ou blanc. La fabrication du livre est performative, et elle est remarquable de la part d’une petite maison indépendante. N’oublions pas que les grands groupes obligent les éditeurs à des économies d’échelle qui produisent un papier buvard ignoble et une impression de qualité inférieure à celle de photocopies… Saluons donc l’engagement matériel des éditions Anamosa.

Quant au titre Race, il propose une mise au point, ou plutôt une mise à jour du lexique utilisé depuis quelques années, voire quelque mois, par les militants antiracistes. Racisation, racialisation, intersectionnalité, blanchité, colourblindedness… autant de termes, souvent empruntés à la langue américaine, dont Sarah Mazouz entend expliquer la nécessité et la raison d’être. Son propos est de justifier et d’enraciner un certain nombre de néologismes et de nouveaux usages, il n’est pas de prendre en compte l’histoire, ni même, au fond, le débat d’idées.

Elle s’y engage avec force et conviction. Est-elle convaincante pour autant ? « Pour ma part, écrit-elle, j’ai fait le choix dans mes travaux d’utiliser l’expression d’assignation racialisante pour insister sur la dimension processuelle du geste qui consiste à essentialiser une origine réelle ou supposée, à en radicaliser l’altérité et à la minoriser, c’est-à-dire à la soumettre à un rapport de pouvoir. » Outre le fait que radicaliser la langue pour souligner-dénoncer la radicalisation de l’altérité ne va pas de soi (mais cela mérite une vraie réflexion), ce type de prose témoigne d’autant d’ouverture que d’enfermement. Hélas, le texte de Sarah Mazouz produit régulièrement cette impression d’étouffement. Pour être un vrai pamphlet, il faudrait qu’il s’affranchisse de cet excès de technicité qui l’obscurcit.

Il est possible de parier : de tous ces néologismes, lesquels tomberont aux oubliettes ? lesquels s’imposeront ? lesquels changeront durablement notre regard sur les Autres ? Un feu s’est allumé du côté d’Agatha Christie, vite éteint. Un autre feu, plus durable, est en cours dans nos laboratoires de recherche : quel avenir promet-il ?

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