L’aura des ombres

Le vif de l’art (5)

1, allée du Musée, Villeneuve-d’Ascq – Il y a dix ans, le musée du Jeu de Paume avait paru tout à coup plus spacieux et bruissant qu’à l’accoutumée. Depuis février dernier, quoique par intermittence, la quasi-totalité des salles du LaM semblent prises à leur tour d’une agitation qui en allonge le parcours. L’artiste sud-africain William Kentridge (né en 1955) y a installé ses projections, déroulé son poème.


William Kentridge. Ce poème qui n’est pas le nôtre. LaM (Villeneuve-d’Ascq). Jusqu’au 13 décembre 2020


Une tache sombre, le plus souvent obtenue au fusain, posée sur la page d’un livre, d’un dictionnaire, d’un registre de compte, ou sur une simple feuille blanche, amorce une trajectoire graphique où l’on reconnaît peu à peu des images – tout un spectre d’images – que l’on a en tête sans toujours savoir qui les y a mises, ni quand : des faces déformées qui remontent à l’expressionnisme allemand ou à Francis Bacon, des corps échoués issus de Goya ou bien des photographies de l’apartheid, des paysages abîmés provenant des mêmes sources ou de la peinture d’un tout autre temps, encore indemne des destructions de masse celui-ci, mais atteint, désormais, par le savoir qu’on a d’elles, et de la perte. Toutes les œuvres de Kentridge ont le dessin pour point de départ et pour point d’arrivée. Entre ces deux points, les lignes qu’il trace se mêlent à l’histoire et à l’histoire de l’art, elles bifurquent avec elles, charrient leurs hauts, leurs décombres et leurs dépouilles.

Le vif de l'art (5) : William Kentridge, à Villeneuve-d'Ascq

William Kentridge, « Drum ». Partie des décors réalisés pour la pièce Sophiatown (1989) Photo Thys Dulaart © William Kentridge/Courtesy de l’artiste

Dès les premiers Dessins pour projection qu’il réalise à partir de 1989, et dont Felix in Exile (1994) reste sans doute, parmi les neuf dessins animés de cette série, le plus énigmatique et le plus bouleversant, Kentridge met au point cette iconographie du terrain vague où le dessin devient dépôt de son propre mouvement et des mouvements de l’histoire, qu’elle soit personnelle ou collective. Un souvenir d’amour, le visage d’un être aimé, se dépose au lieu de sa disparition, emplacement que signale un trait rouge tandis qu’une onde – une flaque – en dissipe l’image, que son bleu envahit tout, débordant l’amant. Par-dessus cette vision, la voix brisée par l’éclat d’un coup de feu fait retentir un grand cri qu’un chant prolonge à présent – du lamento à la révolte.

L’art de Kentridge, inséparablement visuel et sonore, pourrait être ovidien si son goût des métamorphoses ne s’ancrait dans une pratique littérale de la transformation. Dès Fête galante, en 1985, il met au point sa technique d’« animation du pauvre », comme il la qualifie lui-même, qui consiste à filmer l’ensemble des modifications apportées à un même dessin, qu’il s’agisse de biffures ou de changements d’état, limitant de la sorte le nombre de planches nécessaire à l’élaboration d’un court-métrage tout en augmentant la densité de chacune. L’effacement des différentes strates graphiques conditionne ainsi leur développement successif, jusqu’à atteindre une concentration de poussière telle qu’elle oblige l’artiste à changer de support, et le spectateur à ajuster continuellement son attention aux possibilités de départs qu’offre alors tout nouveau point.

Le vif de l'art (5) : William Kentridge, à Villeneuve-d'Ascq

William Kentridge, « Moon » (2004). Amiens, Frac Picardie. Photo André Morin © William Kentridge/Courtesy de l’artiste

La dimension élémentaire de la méthode de Kentridge, en le faisant venir tout près de l’abstraction, pourrait le ramener au noir et blanc de Malevitch qu’il admire et cite, si ce contraste absolu ne déclenchait chez lui un mouvement continuel qui se manifeste dans les dessins composant ses films. Car l’animation trouve chez lui son motif, et partant son mouvement, dans une forme de montage où la confrontation entre deux images se situe d’abord en chaque œuvre, si bien qu’elles sont toujours intérieurement fragmentées et diffractées avant de l’être relativement au récit qu’elles alimentent. Dans la mesure où le geste d’effacer ne produit pas un oubli sans reste, mais conduit au contraire à inscrire le souvenir dans le passage du temps, chaque reste de mémoire peut être envisagé comme une latence dont il revient à l’imagination de s’emparer. En reprenant le souvenir là où la mémoire l’avait laissé, l’imagination de Kentridge convoque d’autres mémoires, évoque d’autres souvenirs, et le remontage qu’elle opère dévoile alors non seulement son pouvoir critique mais sa portée épique.

Entre autres qualités, l’exposition du LaM permet de préciser le lien qu’entretient l’œuvre de Kentridge avec l’imagerie politique sud-africaine des années 1980, notamment avec les affiches et les banderoles syndicales ; connexion qu’avait initiée à la fin des années 1960, déjà sur le mode d’une épopée en devenir, son compatriote le dessinateur exilé Dumile Feni. La gravure intitulée Casspirs Full of Love (1989) a par exemple été réalisée d’après une bannière conçue pour une manifestation anti-apartheid à laquelle participa à l’époque la compagnie de théâtre qu’avait fondée l’artiste. Si ce dernier n’a plus produit ensuite d’œuvre aussi explicitement engagée, il a retenu de cette forme un thème dont la matrice se trouve peut-être dans une affiche anonyme créée en 1988 pour le Congress of South African Trade Unions, le puissant syndicat anti-apartheid, reproduite dans le catalogue : le motif de la procession.

Le vif de l'art (5) : William Kentridge, à Villeneuve-d'Ascq

William Kentridge, « Remembering the Treason Trial » (2013). Photo Thys Dulaart © William Kentridge/Courtesy de l’artiste

Tout l’œuvre de Kentridge est en effet parcouru de processionnaires, de protestataires, qui font collectivement pendant à sa propre figure individuelle d’arpenteur. En 1990, Arc/Procession : Develop, Catch Up, Even Surpass présente quelques mineurs qui s’égaillent en cortège l’année suivante dans le film Mine. La dilution de leur identité spécifique correspond aussi à leur diffusion dans l’œuvre postérieur de l’artiste. Les ouvriers deviennent des Porteurs dans une série de fusains en 2000 (Portage) puis de tapisseries en 2006, avant d’être incarnés par des comédiens en 2012 dans The Refusal of Time et d’apparaître à nouveau sous forme de papiers découpés dans The Head & the Load en 2018. À défaut de leur restituer un nom, cette dernière performance redonne aux masses anonymes des porteurs une existence historique, celle de ces supplétifs africains recrutés par les armées coloniales allemande, belge et britannique qui, au cours de la Première Guerre mondiale, périrent par centaines de milliers entre le Togo et l’Afrique du Sud, certains au combat, la plupart de maladies.

De fil imaginaire, la lignée qu’a tissée l’artiste au cours des trois décennies passées entre les manifestants, les mineurs et les porteurs s’avère finalement figurer dans une mémoire largement oubliée, dont il reconstitue ainsi l’histoire en lui donnant une forme épique. Sous ce rapport, The Head & the Load se situe en effet sur le même plan que le projet précédent intitulé Triumphs and Laments, dont le LaM expose les dessins préparatoires et quelques photographies. En 2016, Kentridge et ses équipes ont réalisé le long des berges du Tibre une fresque de 500 m de long sur 10 de haut reconstituant l’histoire de Rome depuis l’Antiquité. Une histoire parcellaire et montée elle aussi, où les porteurs impériaux exhibent de pseudo-trophées (une machine à coudre faisant office de butin), où la louve allaite deux vases, où les migrants s’entassent sur une galère, et où la statue équestre de Mussolini criblée de balles précède le cadavre de Pier Paolo Pasolini.

Le vif de l'art (5) : William Kentridge, à Villeneuve-d'Ascq

William Kentridge, « Untitled », dessin pour « The Head & the Load, tondo II » (2018). Photo Thys Dulaart © William Kentridge/Courtesy de l’artiste

Des chercheurs italiens ont aidé Kentridge à constituer ce corpus d’images, qu’il a reproduit au fusain puis à l’encre de Chine avant de les faire agrandir à l’échelle souhaitée sous forme de pochoirs. Plaqués contre les murs de soutènement des quais romains, ils en protégeaient la couche de crasse, l’opération consistant à décaper la surface alentour afin que la crasse, justement, détoure les silhouettes des figures de l’histoire triomphale et lamentable de Rome, et cela avant que cette histoire ne disparaisse à nouveau sous l’effet du temps et de la pollution. Épopée éphémère donc, du moins dans sa relation imagée, qui illustre sur un mode grandiose la disproportion entre les moyens et l’effet caractéristique de l’œuvre de Kentridge dès lors que des grandes machines de cette envergure ne désavouent pas le procédé sur lequel elles reposent mais s’accordent au contraire avec lui.

Sans doute cet écart participe-t-il à l’éclosion, dans l’esprit du visiteur, de ce sentiment étrange parce que raréfié d’assister à une vaste tentative de réenchanter sa vision des choses passées et présentes. On se surprend ainsi à s’émouvoir de l’animation soudaine d’une image comme de son passage du petit au grand – à s’étonner des puissances visuelles de la projection. C’est que par elle on redécouvre le pouvoir des simulacres, l’aura des ombres qui intéressent en définitive bien davantage Kentridge que la noirceur, ne serait-ce que parce que l’ombre accuse la lumière dont elle provient en se détachant d’elle, en feignant d’être plus grande et plus mouvante que le feu qui lui donne lieu et que les cendres qui la cernent.

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