Peut-on amener dans le débat d’idées une question aussi houleuse que celle de l’antisionisme ou de la judéophobie, au moment où se déroule le procès des attentats terroristes de 2015 ? Bon nombre d’essayistes se sont abimés dans cet exercice, où il est souvent question d’une offensive idéologique. En France, celle-ci consiste soit à renvoyer judéophobie et islamophobie à leurs religions respectives, au nom de préceptes laïques ou réactionnaires, soit, sous un jour social et consensuel, à mettre l’accent sur l’impérialisme israélien. Le philosophe Ivan Segré travaille depuis de longues années à extraire cette question rugueuse et dérangeante de l’antisionisme de son bourbier idéologique, afin de mettre au jour les aspects ambivalents de la question.
Ivan Segré, Misère de l’antisionisme. L’Éclat, 122 p., 8 €
En France, cette question a fait exploser le camp des progressistes qui considèrent que l’antisionisme et la judéophobie sont le strict miroir de la transformation autoritaire de l’État d’Israël dans son rapport aux Palestiniens et de la défense de ceux-ci, dont la cause est devenue centrale dans l’espace public. Dans son dernier ouvrage, intitulé Misère de l’antisionisme (on reconnait la référence ironique au classique de Marx, Misère de la philosophie), Ivan Segré reprend donc l’énoncé de l’antisionisme, supposant de lutter pied à pied, avec d’autres vulgates, comme celle de l’anti-impérialisme, et de démonter l’offensive idéologique qui est liée à ce débat.
Pour assumer tout cela, il faut aller sur le terrain des mots, des noms propres et de la rhétorique, ceux des intellectuels, des défenseurs de l’universalisme aussi bien que dans l’antiracisme ; autrement dit, effectuer un mouvement inverse de celui d’une entreprise idéologique. Ivan Segré lutte donc, mot après mot, avec ceux qui portent le fer contre Israël, le sionisme, voire les Juifs, pour apporter la preuve de leur ambivalence, celle-ci se logeant souvent à l’échelle d’une phrase.
Ce n’est donc pas une interprétation générale d’un phénomène que livre ce petit ouvrage, mais une discussion d’énoncés antisionistes circonstanciés et localisés, empruntant à la presse bon nombre de formules qui se répandent au fil des discours. Il s’agit alors d’exhumer sous ces derniers les stéréotypes orientalistes, primaires, ou un antiracisme anti-juif. Sous la plume de l’auteur, l’objet flou « sionisme » devient un objet d’investigation sémantique, à la manière dont le philosophe américain John Searle attirait l’attention sur les fonctions cognitives, c’est-à-dire déclaratives et émotionnelles, du langage, celles qui échappent à une logique de sens, puisqu’elles ne décrivent pas correctement un état de choses, mais relèvent seulement de la déclamation.
En cet instant, Ivan Segré ne s’attache pas à démonter une éventuelle portée complotiste de l’opinion anti-israélienne et antisioniste, mais à mettre en lumière la centralité du nom « Israël » à l’échelle du Moyen-Orient mais aussi de l’Europe, centralité qui s’avère principalement symbolique, se situant dans la bataille des idées, et non matérielle. Cela commence dès le prologue de l’ouvrage par l’examen de positions asymétriques d’hommes politiques aussi différents que Jean-Luc Mélenchon et Dominique de Villepin ou Charles de Gaulle, partageant la même critique de l’impérialisme américain, au sein duquel est rangé Israël, ce « peuple conquérant », correspondant mal à la vocation universaliste et républicaine française. Mais, remarque l’auteur, ces politiciens font peu de cas des interventions françaises en Afrique, sous De Gaulle ou sous Mitterrand, pour lesquelles on pourrait utiliser les mêmes termes de colonialisme ou de nationalisme que l’on emploie pour Israël. Il cite le cas français ultramarin, où sévissent l’extraction de ressources et la domination de peuples autochtones, peu rappelées en métropole, ou encore la Françafrique et ses marchands de canons, le cas du génocide des Tutsi au Rwanda et des guerres coloniales où a été impliqué l’État français.
A contrario, Israël, devenu l’objet de tous les fantasmes, se trouve responsable, au sein de l’opinion publique, des souffrances universelles, mais également de fomenter les contre-insurrections syriennes, de « voler » les nuages et la pluie en Iran. Il y aurait dans ce bouillonnement des discours une indication directe, non pas sur le niveau élevé du confusionnisme actuel, mais sur les présupposés judéophobes, et simultanément sur les contradictions de l’anti-impérialisme. Celui-ci ne condamne que rarement, rappelle Ivan Segré à de nombreuses reprises, les pétromonarchies wahhabites et conservatrices du Golfe, ou les régimes totalitaires comme le régime syrien, parce qu’ils seraient des incarnations de l’anti-impérialisme.
Des différents exemples examinés dans l’ouvrage, il se dégage que la critique de l’impérialisme, du néolibéralisme, mais aussi de la religion, menée au nom de la défense d’un héritage se voulant égalitaire et universaliste, ne s’étend pas partout de la même manière. Ces exemples font ressortir des paradoxes majeurs autour de la religion et de la laïcité, que la question juive ou israélienne ne fait que révéler. Tout au long de Misère de l’antisionisme, on trouve de « mini analyses » de faits publics, livrés sous forme d’incises. Le cas du mouvement antisioniste et anti-impérialiste Boycott-Désinvestissement-Sanctions (BDS) est jugé paradoxal, puisqu’il est porté par des enseignants issus de la sphère nord-américaine. Autres symboles cités : le boycott iranien des joueurs d’échecs et des judokas israéliens dans les compétitions, non dénoncé par les progressistes, pourtant soucieux de pointer le poids de la religion et de la censure dans ce pays. On lit aussi que le succès planétaire des Protocoles des Sages de Sion, texte ouvertement antisémite, est une manière d’occulter les conditions socioéconomiques de pays plus occupés à dénoncer l’agent sioniste qu’à combattre les inégalités internes ou l’absence de démocratie, causes de frustrations collectives.
Pour Ivan Segré, plus révélateur encore est l’aveuglement des universalistes, dénonçant l’existence d’une « nation juive », à l’égard du poids réel de la religion dans les pays occidentaux, alors que seule l’empreinte de la religion juive est soulignée, car elle est aux sources d’Israël. Pourtant, l’islam n’est-il pas religion d’État dans les pays arabes ? Et l’Espagne, sous couvert d’une identité européenne commune, n’a-t-elle pas une constitution royaliste et chrétienne ? L’universalisme laïque ne prend-il pas racine dans un héritage chrétien qui se reflète dans les institutions ? Dans deux autres livres parus en même temps que celui-ci (La trique, le pétrole et l’opium, Libertalia, et L’Occident, les indigènes et nous, Amsterdam), Ivran Segré reprend les contradictions internes de la gauche critique, mais aussi de l’universalisme français, marqué, notamment, par une intolérance envers le prolétariat « musulman » et par une laïcité non émancipatrice.
L’ouvrage analyse également certains préjugés de philosophes et d’essayistes se réclamant d’un progressisme souvent teinté d’antijudaïsme, à l’image du tournant anticolonial, pacifiste chrétien, d’une Simone Weil, défendant les dirigeants arabes contre la création d’un État juif, qui selon elle, spoliait le nom juif. Ivan Segré cite encore le cas d’un brillant représentant de la philosophie contemporaine, humaniste, qui, en voulant rendre compte du projet discriminateur israélien, considéré comme supérieur à l’apartheid africain, en vient indirectement à recourir au socle existentiel singulier d’Israël hérité de l’Ancien Testament.
Pour Ivan Segré, ce type d’analogie visant à délégitimer le judaïsme ou l’éthique juive, car Israël aurait entaché celle-ci d’impureté, discrédite un projet intellectuel. Certes, écrit l’auteur, Israël, bâtisseur de murs de séparation, demeure un élément déterminant du malheur palestinien. Mais que ce pays et l’identité juive soient en revanche considérés comme un élément du malheur arabe est paradoxal. Car tant que l’ethos arabe ou arabo-musulman demeure structuré par la centralité de la question palestinienne, il oblitère bien d’autres causes (comme celles des classes, des inégalités dans les pays non occidentaux) auxquelles la gauche sociale et militante était sensible jadis. Selon l’auteur, le moment sartrien qui se voulait anticolonial et progressiste s’est refermé alors, et nous aurions changé d’époque. Car qui d’autre que la gauche progressiste et humaniste incarne désormais un nouvel antisionisme ?
Finalement, l’antisionisme relève pour Ivan Segré d’un réflexe dépolitisant qui affaiblit la possibilité d’une critique révolutionnaire ou sociale, laquelle aurait pour objectif l’émancipation et devrait trouver au cœur de sa cible, non pas Israël, mais le pouvoir inégalitaire du capital mondial et des États. Là où Ivan Segré rejoint la critique révolutionnaire, c’est par cette mise au jour du dispositif symbolique autour d’Israël. Car le problème actuel n’est ni l’identité (culturelle, religieuse ou civilisationnelle), d’ailleurs traversée par la mondialisation, mais la structure inégalitaire, oppressive, des relations économiques, au « stade suprême du capitalisme », structure dont le fonctionnement n’est plus à démontrer, à l’échelle planétaire.
Quel est le gain de cette analyse ? Le débat est salutaire, puisqu’il met en lumière, avec lucidité, la malléabilité idéologique des catégories, quand celles-ci ne sont jamais explicitées. À ce titre, l’éditeur a eu raison d’ajouter dans une note de fin les différentes acceptions des mots « sionisme » et « antisionisme ». La déformation idéologique actuelle ne doit pas faire oublier le sens social et perfectionniste du sionisme (ses visées sociales et de démocratie, l’alliance avec les Palestiniens arabes), non réductible au « gouvernement israélien ». Inversement, notons que quiconque est désireux de retrouver le sionisme « véritable » peut être accusé d’antisionisme…
Paradoxalement, Ivan Segré allège la portée et la pesanteur de l’énoncé antisioniste, puisqu’il fait apparaitre d’autres signifiants comme la religion, l’islam et le pétrole. Et c’est bien ici le rôle d’un intellectuel radical que d’entrer dans les fables et les mots, quelquefois les lieux (la ville de Jérusalem), afin de tenter de retrouver le trait d’union entre les êtres. Ce qu’il révèle est l’histoire actuelle de la dépolitisation des imaginaires, ou de l’idéologisation de la politique, dont le résultat est l’atrophie des sensibilités, et la perte d’une écologie relationnelle. Car quand une telle homogénéisation des causes et des effets et une telle confusion catégorielle se produisent, les subjectivités sont coupées arbitrairement les unes des autres, au profit d’un cycle sans fin, celui de la division et de l’ostracisation. Même si on peut regretter que Segré ne livre pas quelques pistes pour sa reconstruction en guise d’alliance des peuples, on pressent alors, sous sa plume, qu’il y aurait lieu de restaurer une alliance populaire israélo-palestinienne ou judéo-arabe.