Esquif Poésie (4)
« Hors champ », c’est, au cinéma, un terme qui désigne ce qui est hors du cadre, ce qui n’apparaît pas dans la scène d’un film, mais qui peut être suggéré par divers éléments de l’image ou du son. C’était aussi le titre d’une émission que Laure Adler consacrait à des personnalités qui n’étaient pas directement sous les feux de l’actualité. L’expression peut être reprise à propos d’Aragon, que les chercheurs de la revue Genesis et Alain Badiou dans Radar poésie font sortir des repères habituels.
Alain Badiou, Radar poésie. Essai sur Aragon. Gallimard, 70 p., 9 €
Genesis n° 50, « Aragon ». Textes réunis et présentés par Luc Vigier. Sorbonne Université Presses, 208 p., 33 €
L’écrivain Aragon est un morceau de choix pour amateurs de manuscrits, comme en témoigne le numéro de Genesis. Non seulement parce qu’il a beaucoup écrit, beaucoup gardé, transmis les « hors champs » de son œuvre, mais aussi parce que ces derniers ont fait œuvre à leur tour.
Rappelons tout d’abord que c’est Victor Hugo qui a donné une légitimité au brouillon et à la rature, lorsqu’il légua, quatre ans avant d’être inhumé au Panthéon, l’ensemble de ses archives à la nation. Ce qui donna naissance à l’actuel département des Manuscrits de la Bibliothèque nationale.
Un siècle après Victor Hugo, six ans avant de disparaître, Aragon lègue à son tour « les papiers de ma vie mentale », et cette fois, non pas à la BN, mais au CNRS, de manière que les chercheurs à venir ne se contentent pas de les légitimer « comme trésors patrimoniaux dignes de vénération mais comme objets scientifiques appelant un dispositif de recherche et d’analyse critique » (Pierre-Marc de Biasi). La critique génétique, qui naît à ce moment-là, va prendre son essor grâce à la création de postes de chercheurs et d’un laboratoire.
Louis Aragon avait lui-même donné le branle en publiant en 1969 un texte énigmatique, Je n’ai jamais appris à écrire ou Les incipit, aux éditions Skira à Genève, qui contient la célèbre phrase : « Comprenez-moi bien, ce n’est pas manière de dire, métaphore ou comparaison, je n’ai jamais écrit mes romans, je les ai lus ». Et dans un autre texte, datant de 1937, « Un roman commence sous vos yeux », Aragon « explore avec distance cette magie apparente du surgissement narratif », comme l’écrit Luc Vigier dans sa présentation.
La revue est belle, qualité du papier, variété et profondeur des analyses, attrait des images, on ne peut que s’en émerveiller. Elle donne aux chercheurs l’occasion d’« une remontée policière dans les secrets de l’œuvre, inconnus parfois de l’auteur » (Luc Vigier) et permet au lecteur d’entrer dans les coulisses de l’ITEM (Institut des textes et manuscrits modernes), le laboratoire du CNRS qui travaille entre autres sur Aragon et dut, avant toute chose, se livrer à un gigantesque inventaire : 110 000 pièces manuscrites, 10 000 correspondances, articles, émissions de radio et de télévision, carnets de dessins offerts à Jean Ristat, cartes postales, images, lettres, documents exposés sur les murs de la rue de Varenne…
L’attention du lecteur va des photographies des manuscrits aux textes des « prolongateurs », ceux grâce auxquels nous est rendue possible une telle circulation, dans le temps et aussi dans l’espace, puisque, comme le rappelle Jean Ristat, Aragon travaillait aussi beaucoup en étalant sur des tables et dans des pièces différentes les éléments qu’il s’apprêtait à rassembler et à monter, pièces de puzzle, éléments de cut-up, tableaux mémoriels…
Pierre-Marc de Biasi, qui dirigea l’ITEM, s’interroge sur l’histoire et le sens du geste conservatoire, qui nécessite selon lui des qualités à la fois scientifiques, « hypothético-déductives » et artistiques, « oniriques et fictionnelles » ; Daniel Bougnoux, responsable des romans d’Aragon dans la Pléiade, relate « le roman de la genèse du roman » ; Renate Lance-Otterbein raconte comment elle s’attela à l’énorme tâche de recension et de classement du fonds Aragon-Elsa Triolet ; Suzanne Ravis-Françon étudie les Apocryphes du Fou d’Elsa ; Maryse Vassevière s’attache à décrire le passage de la poésie au roman et, avec Jacques Vassevière, le passage de l’écriture sur papier à l’écriture en images sur les murs de la rue de Varenne. Quant aux conservateurs de la BnF, Marie-Odile Germain et Olivier Wagner, ils reviennent sur la constitution du fonds qui leur a été confié.
Ajoutons quelques mots à propos de deux communications particulièrement intéressantes. La première concerne la question des incipit, analysés par Luc Vigier. On y voit d’abord Aragon faire grossir le contenu initial d’un texte par découpages, collages et notes de bas de page ; puis se transformer, par le soin qu’il apporte aux corrections, par sa connaissance de l’art éditorial, en maquettiste et en typographe. Luc Vigier établit des rapprochements entre la technique de l’incipit, à travers laquelle « c’est la question de l’inachèvement qui se pose », et celle de La mise à mort, « où la parenthèse, le détour, l’insertion, l’ajout géant sont monnaie courante » et où les nombreux clones que s’invente Aragon pourraient trouver des analogues dans le dernier Goncourt.
La seconde intervention, de Maryse et Jacques Vassevière, se focalise sur un aspect inattendu de l’art aragonien : le mur image ou le mur page, ou encore le mur qui murmure, « matériau génétique d’un genre nouveau », minutieusement décrit, indissolublement lié à la mort d’Elsa, aux pertes de mémoire d’Aragon vieillissant, et contemporain de l’écriture de Théâtre/Roman, « dernier acte d’une aventure poétique ».
Pour conclure avec Pierre-Marc de Biasi, il ne s’agit pas de faire du chercheur un concurrent du créateur, de substituer la recherche, même élevée au rang des beaux-arts, à l’œuvre, ici, de l’écrivain et du poète, mais plutôt, habité d’une modestie héroïque et nécessaire, d’entrer dans la genèse de l’œuvre par une procédure, quasi monacale, d’effacement du « je ». Ce qui n’est pas souvent le cas de celles et ceux qui lisent et qui chargent, c’est leur droit, l’auteur, ses vers, ses personnages, de la puissance de leurs propres affects.
Dans son essai sur Aragon, Alain Badiou désigne trois repères importants « qui organisent le sujet-Aragon comme poète », et qui correspondent chaque fois à un engagement passionné : de nature politique (le Parti communiste), amoureux (la relation avec Elsa), artistique (la pratique de la poésie). Pour Aragon, comme pour Badiou, le poète est « doué d’un sens inconnu supplémentaire », le « radar poésie » grâce auquel il demeure cohérent et fidèle à ce qu’il a été. Car la question, le grand dilemme et la souffrance sont là : comment admettre qu’on s’est trompé, et gravement, sans rejeter une part de soi, sans en venir à se renier ? Comment admettre que ce vers quoi on aspirait intensément était mensonge ou illusion sans éprouver pour soi le plus profond mépris et sans désespérer ?
Alain Badiou, comme Aragon, s’est engagé politiquement (il a été l’un des dirigeants du maoïsme français et, en 1979, au moment de la guerre entre le Cambodge et le Vietnam, il a pris le parti des Khmers rouges et de Pol Pot), a admis des erreurs mais continue à défendre une certaine idée du communisme, qui aurait été, à ses yeux, « avili et prostitué ». Badiou voit en Aragon un frère déçu par l’activisme politique : « Nul doute que la fonction de demeure lumineuse du PCF n’ait, dans la pensée d’Aragon, subi une épreuve redoutable » ; et un homme capable de « négocier avec les circonstances, éviter la posture misérable du renégat », grâce à la poésie qui lui permet de persévérer dans ses choix initiaux et lui fait écrire, peu avant sa mort :
« Et l’on cherche la lumière
Quand c’est à peine le Matin ».
Pourtant les positions d’Aragon paraissent plus complexes. Pour s’en convaincre, il suffit de lire son récit de la mort de Gorki dans La mise à mort, de penser à l’intérêt qu’il manifestait, avec Antoine Vitez, à l’égard de poètes comme Maïakovski et Semion Kirsanov, dont le poème « La maison vide » est une fable sur la désespérance politique.
Parce qu’il tente de faire « tenir ensemble la fidélité, le renoncement et la promesse, ou encore la victoire et l’inévitable recommencement », cet Essai sur Aragon d’Alain Badiou nous permet d’entrevoir un autre personnage derrière le militant radical, le polémiste virulent, le philosophe et le dramaturge – celui d’un homme qui s’évertue à ne pas dénoncer son passé, à ne pas y renoncer grâce à l’amour de l’art et, là encore comme Aragon, grâce à l’amour de l’amour.