L’invention de l’Amazonie, c’est sous ce titre que les éditions Chandeigne publient trois petits textes de l’écrivain brésilien Euclides da Cunha (1866-1909). Petits mais somptueux, dans la belle traduction de Mathieu Dosse.
Euclides da Cunha, L’invention de l’Amazonie. Trois récits. Introduction de Patrick Straumann. Trad. du portugais (Brésil) par Mathieu Dosse. Chandeigne, 96 p., 10 €
En ces premières années du XXe siècle, l’auteur de Os Sertões, paru en 1902 (Hautes terres. La guerre de Canudos, traduit par Jorge Coli, Métailié, 2012), vient de publier son grand œuvre, qui le libérera de la carrière militaire et lui ouvrira les portes de l’Académie brésilienne des lettres. Euclides da Cunha s’est attelé déjà, à travers des articles de presse, à un nouveau projet qu’il intitule Paradis perdu, pour lequel il cherche, au fil des missions qu’il effectue dans les régions amazoniennes pour le ministère des Affaires étrangères, la documentation précise dont il a fait la caractéristique de son écriture. Ces trois textes appartiennent à ce matériau préparatoire, publié dans différents journaux et réunis dans un volume, À margem da história, paru en 1909, à la veille de la mort dramatique de l’auteur à l’âge de quarante-trois ans.
Euclides da Cunha projette ses personnages dans une nature toute-puissante. Le fleuve est d’ailleurs le personnage principal du premier texte, « Impressions générales », en lutte avec l’autre réalité première, la géologie et ses accidents démesurés. Le fleuve Amazone, puis le Rio Purus qu’il remonte en quête des frontières avec le Pérou, est un flux destructeur, un cataclysme qui ne laisse derrière lui qu’incertitude et ruines. Il avance tel le soc d’une charrue qui ouvre la terre et la disperse, déplaçant les rives qui le contiennent mal jusqu’aux abysses de l’Océan. Sur fond de cette gigantomachie, la figure des travailleurs de cette tragédie tellurique n’émerge qu’à peine, comme le point rouge dans un tableau de Corot. À grand-peine ils survivent, tant les vapeurs et les fièvres de la forêt les accablent, rendant leur conscience amorphe et crépusculaire.
En dressant le cadre physique dans lequel s’ancre l’impuissance humaine, Euclides da Cunha offre une sorte d’explication au mystère qui taraude le journaliste parti à la découverte de ces contrées : comment est-il possible que des hommes, venus parfois de loin, travaillent dans cet univers hostile à se rendre esclaves, endettés dès avant leur arrivée dans les forêts où ils récolteront le latex, esclaves de maîtres qui les exploitent, abandonnés aux pires instincts et soumis à une nature qui détruit systématiquement le fruit de leur labeur ? Mystère de la misère des hommes, de leur exploitation et de leur servitude volontaire tout à la fois.
C’est là qu’apparaît, après l’écrivain qui saisit le mouvement impérial des eaux, de la végétation et des fièvres, l’homme politique réfléchissant sur le destin du Brésil. Dans ces premières années de la république qui a succédé à l’empire, Euclides da Cunha se demande comment la modernité, qui tente de s’implanter dans les villes de la côte, pourrait pénétrer aussi cet intérieur du continent où s’épuisent les forces de la raison dans un combat inégal. Plus inquiétant encore, la république qui a vaincu est bien loin d’offrir les bienfaits de la démocratie. Elle a permis et même favorisé les instincts de lucre et la violence qui les accompagne. Les portraits que dresse l’écrivain, sur les récolteurs de latex (les seringueiros) et, tout à l’opposé, sur les maîtres du caoutchouc, jettent une lumière crue sur un peuple d’esclaves modernes et une caste de maîtres sanguinaires, qui s’enrichissent à leur aise dans un monde sans lois et iront dépenser après leur fortune mal acquise dans les flonflons d’une fête parisienne éphémère. Ce contraste donne lieu à des descriptions puissantes où ces destins font corps avec la tragédie de la nature. Euclides da Cunha voudrait bien en tirer une philosophie de l’histoire, mais comment trouver dans ce magma putride la trace de la Raison hégélienne faisant l’Histoire ?
Le dernier texte de cette brève anthologie s’intitule « Judas-Ahasvérus ». L’auteur y décrit un vieux rituel médiéval fort suivi au Brésil dans la tradition populaire : on façonne un épouvantail à l’image de Judas qu’on dresse sur la place du village pour l’accabler de toutes sortes de violences verbales et physiques. Sur les rives de l’Alto Purus, cette tradition prend un caractère particulier. Le jour de Pâques, après avoir copieusement insulté le Judas de paille et criblé son corps de balles, on le fixe sur un radeau improvisé et on le dépose dans le courant qui va l’emporter à son gré vers d’autres lieux. Malmené par les caprices du fleuve, il sera à nouveau soumis à la violence des hommes qu’il rencontrera au fil de son errance.
En recourant au mythe du juif errant Ahasvérus pour expliciter cette pratique ancestrale, Euclides da Cunha commente pour son lecteur l’impuissance des temps, et donc de la modernité dans laquelle il voudrait avoir confiance, à l’instar de tous les militaires positivistes brésiliens de l’époque. Incapables de conduire le cours de leur existence, les humains se vengent de leur faiblesse sur la figure de Judas. En articulant ce constat amer au mythe d’Ahasvérus – sans doute emprunté au livre éponyme d’Edgar Quinet –, Euclides da Cunha exprime une vision désespérante, sinon désespérée, de l’histoire, qui tangue entre l’éternel retour des malheurs et des fêtes expiatoires et la linéarité des progrès de la civilisation où transparaîtrait l’espoir d’une amélioration. Ces magnifiques petits textes sont riches d’une émotion puissante et sans illusion.