La sociologie n’a pas à rougir devant les sciences cognitives. De nombreux travaux, synthétisés dans La morale des sociologues, témoignent de la pertinence de la discipline y compris sur le terrain d’élection des neurosciences ou de la psychologie. À condition de préciser son objet et sa méthode, tout bon sociologue est à même d’expliquer ou de comprendre les dilemmes moraux comme les affres où nous plongent les émotions.
Bruno Cousin et Michèle Lamont (dir.), La morale des sociologues. PUF, coll. « La vie des idées », 112 p., 9,50 €
« La sociologie, en expliquant, excuse toujours un peu » : cette accusation a la vie dure, à tel point que les sociologues doivent régulièrement s’en défendre. On connaît les dommages que cause l’anti-intellectualisme grossier et démagogique dont se piquent ceux qu’indisposent les « déterminismes sociaux », qui, disent-ils, seraient une manière de dédouaner des délinquants, des criminels, voire des terroristes.
Concédons à ces critiques (infondées) que la sociologie s’est en partie construite selon une opposition floue entre une posture dominante en France, l’explication, qui postule que le « fait social » est extérieur à l’individu, le contraint, et trouve sa raison d’être dans un autre fait social, et la compréhension qui sonde les motivations, les mobiles et les bonnes raisons qui président à l’action des individus. L’opposition – mais fut-elle jamais vraiment stricte ? –, cent ans mise à l’épreuve par de nouvelles méthodes, de nouveaux objets d’étude, est aujourd’hui réduite à peau de chagrin.
L’introduction de l’ouvrage dirigé par Bruno Cousin et Michèle Lamont l’évacue d’ailleurs comme d’un revers de main, façon de signifier qu’il n’y a plus à s’attarder sur cette alternative trompeuse. Il va plutôt s’agir, pour La morale des sociologues, de montrer qu’une fois cet obstacle épistémologique pulvérisé, ses restes fertilisent des terrains multiples, empruntant tantôt à l’explication, tantôt à la compréhension, à la contrainte du fait social ou aux raisons d’agir des individus, en refusant surtout de les opposer.
Ce court volume gagne en amplitude ce qu’il sacrifie à la cohérence. Hétéroclites, soit, mais jamais disparates, les chapitres qui se succèdent ne heurtent pas la compréhension d’ensemble, à condition de prendre l’ouvrage pour ce qu’il est : un digest de recherches récentes en sociologie de la morale et des émotions. Ainsi, deux chapitres se présentent sous la forme d’un entretien, deux autres d’une synthèse de recherche, et les deux derniers d’un compte rendu de lecture.
C’est notamment le cas du chapitre qui suit l’introduction, traitant de l’ouvrage d’Eva Illouz Pourquoi l’amour fait mal ; une manière de commencer en douceur. Le propos y est en effet encore largement explicatif, donnant la priorité à certains grands faits sociaux – la marchandisation de l’amour, le déclin des interdictions normatives – dans l’élucidation de l’expérience amoureuse propre à la modernité. Le travail d’Eva Illouz tient son originalité de l’exploration de domaines psychologiques dont la sociologie explicative s’était au départ détournée pour montrer ce que ces territoires intimes doivent à des faits sociaux d’ampleur.
S’ensuit un chapitre rendant compte de l’apparition et de la fortune d’une catégorie nouvelle dans les débats et politiques publiques de la seconde moitié du XXe siècle : la victime. Nicolas Dodier et Janine Barbot distinguent cinq raisons de l’essor de cette nouvelle figure politique qui va porter à elle seule tout l’effort de remoralisation qui eut cours dans la deuxième moitié du XXe siècle. D’abord, le déclin du schéma marxiste, qui avait le mérite de confondre tous les préjudices dans une même grammaire de l’exploitation. S’ajoutent à cette tendance structurelle l’apparition de risques inédits jusqu’alors (Seveso, Bhopal, Tchernobyl) et l’impuissance à légiférer à laquelle le droit est ainsi réduit. Deux débats publics ont enfin contribué à délimiter les contours de la figure de la victime : un premier débat sur la reconnaissance d’un statut exceptionnel pour les victimes de la Shoah, un second sur l’importance du procès, première étape dans la réparation du préjudice pour les uns ou preuve d’une judiciarisation excessive de la société pour les autres.
Une interview riche de Didier Fassin constitue une forme de bréviaire pour la fondation d’une anthropologie politique et morale. Cette ambition heuristique, esquissée dès les premiers travaux de Didier Fassin sur la santé, renvoie dos à dos l’étude des représentations des malades et des guérisseurs et l’analyse des rapports de pouvoir sous-tendus dans l’administration de la santé. Ainsi sont répudiées l’ethnomédecine et l’anthropologie médicale au profit d’une anthropologie politique de la santé qui confronte les manières qu’ont les sociétés de formuler la maladie comme un problème politique. L’étude politique de la vie ne porte plus seulement sur le vécu, ni pleinement sur la biopolitique foucaldienne, mais sur la façon dont un vivant se construit comme sujet politique dès lors que sa vie intéresse le pouvoir. Troisième temps du parcours : reconnaître que cette « biolégitimité » des sujets politiques est différenciée et qu’elle engage la production, la circulation, l’appropriation de valeurs et d’affects autour de certains sujets (les prisonniers, les demandeurs d’asile, les anciens combattants…).
À partir de là commence un second ensemble de textes qui procèdent d’un geste sociologique différent et appuient davantage sur le volet compréhensif. La morale et les émotions n’y sont plus étudiées comme emportées dans des transformations sociales d’ensemble, mais sont attaquées de front, et servent de point de départ à une analyse plus compréhensive qu’explicative.
La littérature managériale et la théorie économique d’inspiration néoclassique insistent sur la rationalité des choix des recruteurs. Ceux-ci maximisent le capital humain d’une entreprise, et ainsi leurs décisions d’embauche doivent-elles reposer d’abord sur les qualités techniques et intellectuelles des candidats. Aux prises avec les recruteurs de grandes banques, de grands cabinets de conseil ou d’avocats, la sociologue Lauren A. Rivera découvre une réalité tout autre : ce sont bien leurs émotions qui sont brandies par les recruteurs pour justifier leurs choix. Même, ces émotions procèdent de l’économie générale des pratiques managériales car les recruteurs, débordés de travail par ailleurs, doivent se fier à leurs premières impressions. Les entretiens d’embauche n’existent que pour les confirmer – « la méthode a fait ses preuves » : ainsi le conséquentialisme contamine-t-il les arguments des recruteurs.
Le compte rendu du livre de Gabriel Abend The Moral Background (Princeton University Press, 2014) commence par évoquer le même procès fait au capitalisme dans les années 1920, les années 1970 ou à la fin des années 2000. Les affaires seraient par principe cruelles, débridées, insatiables, d’où le besoin impérieux de les moraliser. Étudiant l’éthique des affaires, Gabriel Abend ne catalogue pas les principes de cette éthique ni ne liste les comportements qui y satisfont. Il décrit plutôt ce théâtre où la morale des affaires est mise en scène – « The Moral Background ». Ses personnages sont les business schools qui travaillèrent dès la fin du XIXe siècle à faire du commerce une profession et non une occupation, mais aussi le président Harding selon qui les affaires, à défaut de se doter d’un code éthique, provoqueront l’intervention de l’État.
Un entretien avec Michel Lamont, centré sur la cultural sociology, fait office de conclusion. Il termine en tout cas la démonstration par l’absurde qui nourrit tout l’ouvrage : si le grand partage entre explication et compréhension avait encore de la valeur, comment la sociologie, à cheval entre les deux postures, pourrait-elle s’enorgueillir d’une telle vitalité dans l’étude de la morale et des émotions ?