Vous connaissez sûrement les photographies de Jean-Luc Bertini, qui illustre de nombreux articles d’En attendant Nadeau. Mais vous pourrez en découvrir d’autres dans son livre Américaines solitudes, fruit de nombreux voyages aux États-Unis. L’écrivain Thomas B. Reverdy, qui a situé plusieurs de ses romans dans le même pays et préfacé ceux de Richard Brautigan (trad. de Marc Chénetier, aux éditions Christian Bourgois), observe ce monde des diners et de Robert Frank.
Jean-Luc Bertini, Américaines solitudes. Préface de Richard Ford. Postface de Gilles Mora. Actes Sud, 152 p., 32 €
Je connais Jean-Luc Bertini depuis assez longtemps pour que ça me fasse bizarre de l’appeler Jean-Luc Bertini. On marchait beaucoup pendant la nuit, la journée, on ne cessait d’arpenter, de s’approprier l’espace, de lui prêter des airs et des mystères, des pouvoirs, d’autres dimensions. Nous pensions que les voyages étaient des initiations. Il avoue à propos de lui-même qu’il a sans doute un « tropisme mélancolique » qui se retrouve dans ses photos, une « tendance au soliloque », qui n’est pas un simple monologue mais un dialogue avec l’invisible. Je l’entretiens moi aussi. J’écris, pour le faire taire. Lui, prend des photos.
La couverture de son livre Américaines solitudes, rose bonbon et brillante telle un métal brossé, avec cette image de route qui perce la forêt et conduit le regard vers quelque destination mystérieuse où elle se perd dans la brume, est déjà une invitation au voyage, à tous ceux qu’il a réalisés là-bas, dans cette Amérique de rêve devenue bien réelle en s’en approchant, et à celui qu’il nous invite à faire en tournant la page, entrant dans le livre. Il y a dix ans, son exposition s’appelait Figurations américaines et c’est ma première question : comment est-on passé des « figurations » aux « solitudes » ?
Il m’explique les discussions avec l’éditeur et cette sorte de trouvaille qu’il a eue des Solitudes qui séduisent tout le monde. Peut-être que ces photos prises comme des figurations, nous les lisons comme des solitudes. Parce qu’il faut toujours que le lecteur mette du sens dans ce qu’il voit. Richard Ford, en préface du livre, remarque très justement que Jean-Luc Bertini n’a rien du sociologue déguisé en photographe. Pas d’ironie, pas d’idéologie. Il parle d’une « réceptivité soutenue à l’ordinaire de la vie ». C’est ce que je crois aussi.
Il parle de mise en scène du réel, mais de mise en scène instantanée. Il est là, mais comme extérieur, il observe, il apprécie le paysage, la lumière, les couleurs, les gens. On pourrait se poser bien des questions sur leurs raisons d’être là. Qui sont-ils ? Que feront-ils l’instant d’après ? Il s’en fiche. Ils sont là. Les arbres, les gens, c’est pareil. Tout à coup une géométrie se dessine. Des lignes structurent l’espace et elles lui apparaissent clairement, joyeusement. Il se déplace un peu pour faire apparaître le cadre. Il n’a d’intention qu’esthétique. Son talent, son œil, c’est de voir les choses. De savoir comment elles vont s’ordonner magiquement, pour former une image cohérente, qui « fonctionne ». C’est difficile, de voir les choses. D’être attentif au quotidien.
Cette attention, la première fois que je l’ai rencontrée, c’était chez Richard Brautigan. Lui aussi observait les détails les plus triviaux des vies les plus banales et les rendait à la beauté, simplement en les mettant en scène, en les décalant légèrement, en les cadrant d’une manière inattendue. C’est un travail de poète et ça ne m’étonne pas beaucoup que Jean-Luc Bertini ait fini par faire ces photos-là. Il était déjà grand lecteur de Georges Perros, qui se voyait lui-même comme un simple noteur de la vie éphémère. Il l’était aussi de John Fante, il s’était imaginé dans la peau de cet Arturo Bandini que rien n’attend. Il ne cessera de creuser ce sillon-là. De Fante à Brautigan, de San Francisco au Montana, à Harrison, McGuane. Les espaces américains, il les a d’abord lus.
La photographie ? Pas tant que ça, dit-il. En tous cas, pas spécialement les Américains. Depuis, oui, bien sûr, Meyerowitz, Shore, Franck, il les a connus en route, depuis qu’il est photographe lui-même. Ses références, ses maîtres, ce sont plutôt des peintres d’abord, qui lui ont appris la lumière et la géométrie. Mais aussi les photographes de l’école humaniste française. L’instant juste, le regard, les petites gens. Les Vies minuscules ? Ah oui, bien sûr, c’est ça aussi, le quotidien et la poésie, ce cher Michon qu’il connaît bien, qu’il appelle « Pierrot ».
Ce qui me frappe, c’est la très grande cohérence de cette série de photographies. C’est extraordinaire, un travail aussi complet, se déroulant sur plus de dix ans, un travail aussi riche, à travers tous les États des États-Unis, et qu’on ait ainsi l’impression d’être face à une série, comme si c’était le même rouleau, le même voyage, comme si c’était un projet dont la cohérence est si grande qu’elle efface le temps, l’effort, les saisons. Ce sont les mêmes bleus qui pâlissent dans une sorte de diffusion atmosphérique, les mêmes rouges éclatants, les verts profonds, les carnations délicates, tout en nuances légères, sans jamais céder à la saturation facile, aux couleurs survitaminées, d’un bout à l’autre ce sont les mêmes ciels pâles et les lumières caressantes de petits matins blêmes et d’après-midis déjà lasses.
« C’est le Mamiya7, dit-il en souriant. Depuis le premier voyage, j’ai tout pris avec ce moyen-format là, qui est une sorte de petite chambre très maniable. Avec presque toujours le même objectif, et surtout le même film, de la Kodak Portra, une pellicule dont le rendu est si délicat. Je ne voulais pas magnifier les paysages avec des ultra-grand-angles et des contrastes dynamiques, je ne cherchais pas à faire le portrait d’une Amérique triomphante. En fait je n’avais pas d’intention. Je voulais être le plus honnête possible avec ce que je voyais. » On y revient.
Finement, il ajoute : « ce qui me plaît, c’est cette distance que le moyen-format impose. Tu n’es pas tout à fait dans la scène, tu n’es pas dans l’action, mais tu es totalement dans le cadre. C’est ce qui permet d’être sans parti pris. Témoin, pas complice. Et en même temps, vraiment là, parce qu’il faut bien s’approcher. »
Et c’est vrai qu’on est tout près d’eux. Près des gens, dans les paysages. Comme arrêté un instant au feu rouge et tournant la tête, se retrouvant face à cette femme au regard fatigué, au volant de sa voiture qui en a vu d’autres, un bras tatoué sur le volant, illisible, l’autre à la portière, sans fard, sans sourire, sans la moindre complicité, le regard droit planté dans l’objectif sans agacement non plus, sans aucune émotion visible sinon la fatigue du jour ou de la vie en général, la lassitude du travail, le poids des vanités, la tentation du désespoir et la nécessité de poursuivre malgré tout la route.
On est assis à un diner, et on se tourne un peu pour voir. Notre voisin est un Hispano-Américain obèse, en train d’attendre devant une rangée de sauces mayonnaise ou ketchup un steak bien cuit nageant dans une sauce brune, bordé de frites molles et luisantes. Il ne nous a même pas remarqués. Il regarde droit devant lui et s’apprête à manger sans plaisir. Derrière lui, un portrait de James Dean, le Rimbaud local, modèle d’une Amérique qui n’a peut-être jamais existé.
Des SDF, un couple. Ils vieillissent ensemble et s’accrochent l’un à l’autre. Ils sont là, dehors. Et d’autres figures plus inquiétantes. Ce grand type dégingandé, grand front, traits à la serpe, regard clair, planté dans un costume gris en train de devenir trop grand, incroyablement sale. D’où sort-il, celui-là ? Il est si grand, avec les lignes de fuite de la galerie où il se tient debout, immobile, on dirait une perspective de Borromini, un trompe-l’œil, il paraît mesurer deux mètres. On est à Las Vegas. Il est peut-être arrivé là il y a dix ans pour un congrès de dentistes. S’est fait rincer par le rêve américain.
On ne peut pas s’empêcher de chercher du sens dans ses images, de les interroger comme des énigmes. Souvent elles se répondent, par doubles-pages toujours graphiques, les deux bleues, les deux rouges, les deux avec une ligne jaune, un rappel de verdure, et parfois même c’est le blanc quand elle est seule. Le comptoir du restau-route file et déborde du cadre, et mon Hispano de 130 kilos se retrouve à rêver de la page vide face à lui.
L’Amérique des Interstates et des Motel 6. Les zones commerciales périphériques, perdues, toutes ces constructions un peu dingues, disproportionnées, avec des lettrages psychédéliques et des couleurs sorties des années 1960, tout ce simulacre d’Amérique, les chapeaux de cowboy, les teeshirts XXL, tout ce cirque qui finit par se casser un peu la gueule, la route fendue par les hivers, les arrière-boutiques défraîchies où l’on s’affale sur un coin de trottoir pour fumer rapidement un clope à la mort lente, les façades rafistolées de tôles, les décharges à ciel ouvert, les voitures, même des limousines, en train de rouiller devant un mobile-home, en pleine forêt. Les pancartes pro-life plantées au milieu de nulle part, sur une colline à deux cents kilomètres de la prochaine ville, et ce couple de manifestants de soixante-dix ans, au nom de la même cause anti-avortement, le regard baissé, la mine plus triste qu’embarrassée. Même pas haineux : ordinaires. C’est lui qui a choisi ces images-là, parce que c’est ce qu’il a vu.
Lui, un étranger, un voyageur, comme Robert Frank qui était suisse, aime-t-il rappeler. Peut-être qu’il fallait ça pour voir. Peut-être qu’il fallait ça pour faire ce « pas de côté » comme il dit, utiliser sa petite chambre comme un Leica de reportage, se rapprocher des gens et les faire rentrer dans sa scène, tels qu’ils sont, sans les juger. Sans en tomber amoureux. Sans se sentir trahi, non plus, par cette Amérique qui n’est pas à la hauteur de ses rêves. Convaincu que leur vie en vaut bien une autre. Convaincu que, dans le fond, tout ce temps, c’était lui qui était seul. Parce que c’est ça qu’on découvre, avec la mort. Même les chevaux.
Deux chevaux, dans une plaine du Montana à l’herbe haute couchée par des vents tournants, deux chevaux, un blanc et un noir, se tournent le dos. On peut imaginer que c’est un couple de chevaux, ou deux amis. Ils sont seuls au milieu d’une plaine immense. C’est extraordinaire qu’ils se soient retrouvés. Une sorte de miracle. Et cependant ils se tournent le dos. Cette photo est un mystère. Elle est parfaite. La ligne d’horizon, l’espace, les couleurs, jusqu’à la symétrie des chevaux, jusqu’à leurs robes complémentaires. En même temps, ce qu’elle exprime est à la fois très fort et absolument mystérieux. Que font-ils là ? S’ils s’aiment, pourquoi se tournent-ils le dos ? S’ils ne s’aiment pas, pourquoi se sont-ils retrouvés ? Y a-t-il d’autres chevaux quelque part ? La photo ne livre aucun sens, au contraire elle semble nous interroger. Elle questionne notre condition. Le sens de notre vie. Nos tentatives de lui donner un sens, plutôt.
Dans les photographies de Jean-Luc Bertini, des gens marchent dans l’eau avec des bonnets ridicules. Des familles se regroupent, envoient un ballon en l’air que la photo suspend pour l’éternité. Des jeunes filles jouent au baseball devant un grillage. Des employés fument seuls, immobiles, au coin de leur building. Des vieux regardent pour la millième fois le menu d’un diner où ils vont prendre un steak frites. Des voitures rouillent dans la nature, au milieu des bois. Des supermarchés poussent en bordure des villes. Tant de regards perdus dans le vide. Tant de situations absurdes, de gestes insensés. Et cependant quotidiens. Ce sont des vies. Des solitudes, si l’on veut. Des rêves aussi. Des vies.
Leur sens est un mystère total, pour celui qui sait voir. La vie est une énigme, dont chaque instant est la clé. Voilà ce que disent les photographies de Jean-Luc Bertini. Pour la débusquer, il faut se forcer à décaler le regard. Les mots sont un bon piège. Lui, il prend des photos.