John le Carré n’écrira, hélas, pas de suite à Retour de service, son dernier roman férocement anti-Brexit, laissant à d’autres le soin d’examiner les conséquences du départ de son pays de l’Union européenne. Pendant soixante-dix ans, il a, certes, vaillamment œuvré à scruter par le biais du roman d’espionnage les luttes de pouvoir et les jeux de la politique, tant au niveau national qu’international, mais il nous laisse aujourd’hui seuls pour analyser ce qu’un « abruti narcissique sorti d’Eton » (selon ses termes) est en train de manigancer.
Lui-même semblait avoir épuisé à ce sujet son capital de patience et d’ironie et, il y a quelques mois encore, il envisageait de déménager en République d’Irlande pour continuer à vivre en Europe. Mais bon, David Cornwell alias John le Carré est resté jusqu’à la fin en Grande-Bretagne, aussi loin de Londres qu’il le pouvait, dans sa maison de Lands’End, en Cornouailles.
Admiré par des auteurs de générations et de talents aussi différents que Graham Greene ou John Banville, John le Carré est évidemment plus qu’un auteur de romans d’espionnage, même si c’est ainsi qu’il s’est fait connaître en 1963 avec L’espion qui venait du froid. Ce livre, son troisième, écrit sous le pseudonyme de le Carré, lui permit de prendre sa retraite des services secrets pour lesquels il travaillait et de se consacrer à la littérature. C’est grâce à lui que le roman avec agents des renseignements cessa d’être hâtif, rudimentaire et rocambolesque pour acquérir développement, finesse et intériorité.
L’espion qui venait du froid n’était en effet qu’incertitude, complexité et ambiguïté. Son héros, Alec Leamas, contrairement à ses confrères de papier, ne « tombait » pas les dames et ne comprenait qu’approximativement les opérations qu’il avait à mener. Tout juste réussissait-il à s’attacher l’affection d’une petite bibliothécaire et à se faire tuer avec elle, faute d’avoir compris qu’il avait été manipulé par la hiérarchie du « Cirque » (surnom inventé par l’auteur pour le MI6, sis Cambridge Circus à Londres). Le plus célèbre des personnages de le Carré, George Smiley, n’y apparaissait qu’à la fin mais allait devenir central dans les formidables La taupe, Comme un collégien, Les gens de Smiley et cinq autres romans. À la fin de L’héritage des espions, vingt-sept ans après sa dernière apparition livresque dans Le voyageur secret (1991), Smiley, plus que centenaire, « toujours le même […] mais ayant atteint l’âge qu’il avait toujours paru avoir », revenait brièvement et spectaculairement pour expliquer les ratés de l’opération Windfall, celle-là même qui avait coûté la vie à Leamas et à son amie.
Avec Smiley et son Cirque, le Carré inventait un monde du renseignement laborieux et complexe qui lui permettait de poser les questions essentielles, sociales ou individuelles, de l’existence humaine : l’identité, le secret, la trahison, l’imposture, la vérité, la morale, la raison d’État… Pour autant, ces grands problèmes n’apparaissaient qu’en arrière-plan, et le Carré mettait sur le devant de la scène le travail à la fois soporifique et fascinant des services de renseignement, qui frappa les lecteurs comme « vrai » – et sans doute l’est-il puisque le MI6 se déclara impressionné par la précision de ces livres. Le Cirque y apparaît avec ses « wranglers », ses « lamplighters », ses « listeners » ; sur le terrain, des agents dormants ou actifs attendent leur heure ou s’agitent, des personnages indistincts changent de légendes, déposent des messages dans des boîtes aux lettres mortes, organisent des rendez-vous de quelques secondes dans des lieux invraisemblables, etc. Qui est qui, qui fait quoi et pourquoi, tout demeure mystérieux. Il faut chercher à deviner soi-même, ou accepter de ne rien comprendre – la volonté d’adopter l’une ou l’autre de ces attitudes caractérisant sans doute les amateurs de le Carré.
En parallèle à ces allées et venues obscures, à ces échanges inexplicables d’informations et d’objets, s’élabore un questionnement moral, qui, après les livres de guerre froide, deviendra de plus en plus grinçant ou ironique. Il s’imposait de lui-même, étant donné l’activité se déroulant dans les livres, rien de moins, pour les personnages espions, que de sauver leur pays de l’agression directe ou indirecte d’autres nations. George Smiley, homme de la guerre froide, fidèle à son prénom et donc défenseur de la foi (occidentale capitaliste dans sa version chauvine britannique), doit, quant à lui, tenir à distance les dragons de l’univers communiste ou les occire.
Mais les méthodes qu’il se trouve forcé d’employer troublent sa conscience, tout comme les doutes qu’il entretient sur l’« empire du mal » qu’il a à combattre et, inversement, sur l’« empire du bien » auquel il appartiendrait. Le bloc de l’Est et le bloc « libre » partagent à ses yeux une même immoralité, avec peut-être des degrés de brutalité différents, mais un même fonctionnement uniquement profitable à une oligarchie en place. Le personnage de Karla, sorte de double russe de Smiley, que celui-ci ne rencontrera que deux fois dans des circonstances mémorables (la seconde fois au moment où Karla a été acculé par Smiley à faire défection à l’Ouest), est là pour rappeler ces intéressants parallèles et les ambiguïtés du service à la Nation. Smiley, comme d’autres espions « sympathiques » de le Carré (les antipathiques étant également légion), finira par exprimer que, s’il reste fidèle à l’Angleterre, ce n’est pas à celle de la réalité, mais à une autre qui survit « dans son cœur ».
L’idéalisme pessimiste de Smiley est celui de le Carré, et, dans ses romans post-guerre froide, l’écrivain va le moduler avec un humour cinglant ou simplement drolatique pour parler des nouveaux désordres géopolitiques, d’un capitalisme prédateur et de la faillite d’élites occidentales à ses yeux aussi stupides et corrompues qu’inamovibles. « Voyez, disait-il récemment en riant, nous en Grande-Bretagne, nous en sommes au vingtième Premier ministre qui sorte d’Eton ! » Et il ajoutait que, avec l’arrivée au pouvoir de Boris Johnson, il trouvait la situation pire qu’elle n’avait jamais été et qu’à son avis, cette fois-ci, « les rats avaient envahi le navire ».
Ainsi, alors qu’après la chute de l’Union soviétique certains avaient craint qu’il eût perdu son sujet d’inspiration, le Carré fit des merveilles avec des maux domestiques et mondiaux vers lesquels il ne s’était pas encore tourné : la vente d’armes dans Le directeur de nuit (1993) ; les interventions en Amérique centrale dans Le tailleur de Panama, 1996) ; les groupes pharmaceutiques dans La constance du jardinier (2001) ; les coups d’État en Afrique dans Le chant de la mission (2006) ; le terrorisme dans Un homme très recherché (2008)… L’incurie et la corruption locales font l’objet de sa satire dans les histoires qu’il raconte, mais au second plan, car il réserve toute sa méchanceté drôle et critique aux Occidentaux, en particulier aux Américains, dont il dépeint l’hypocrisie et l’implication dans toutes les troubles affaires du monde. À quatre-vingt-huit ans, dans Retour de service, son dernier livre on l’a dit, il continuait par exemple à tirer à boulets rouges sur le gouvernement conservateur britannique mais aussi sur l’Amérique de Trump, responsables selon lui des désastres actuels et à venir.
Délicieusement drôle et méchant, doué d’un magnifique talent de « conteur » (pour lequel il souhaitait qu’on se souvînt de lui), John le Carré est l’exemple d’un écrivain très exigeant sur le plan esthétique qui avait cependant conquis des millions de lecteurs. Nous l’admirions pour sa stature intellectuelle, pour la formidable allure, qu’il fût en Barbour ou en smoking, que révélaient les différentes images photographiques de lui. Nous aimions le lire, nous allons continuer.