« Parcourir le fleuve sur toute sa longueur, c’est sentir le pouls de la nation », écrit Eddy L. Harris, qui a choisi de le faire « en canoë, vulnérable, seul et noir de peau » et qui le raconte dans Mississippi Solo, paru aux États-Unis en 1988 (il a alors trente-deux ans) et traduit en français aujourd’hui. Se déclarant Américain (et non Afro-Américain), il s’estime citoyen à part entière de la nation (avec un n et non un N), en droit de prendre son pouls pour « savoir qui nous sommes ».
Eddy L. Harris, Mississippi Solo. Trad. de l’anglais (États-Unis) par Pascale-Marie Deschamps. Liana Levi, 330 p., 20 €
Le lecteur est embarqué dans ce récit fluide et surprenant, loin des métropoles côtières. En deux mois, le Mississippi porte Eddy L. Harris des castors du nord aux alligators sudistes. Suivant cette méridienne fluviale, l’esquif passe sous les grands ponts qui arriment l’est et l’ouest du territoire. Si la nature déploie tous ses règnes sur le fleuve, ses rives, et enchante l’auteur, les riverains que le jeune aventurier croise sont d’autres Américains ordinaires.
Son vieil ami Robert avait observé que son projet le faisait « aller de là où il n’y a pas de Noirs à là où on ne nous aime toujours pas beaucoup ». Eddy reconnaît ce fait, mais passe outre l’avertissement, pariant sur sa sociabilité et sur la bienveillance de ses concitoyens. À l’exception de deux « péquenauds adipeux », chasseurs, bredouilles de chevreuil, qui veulent l’effrayer, à la nuit tombée (en deux pages, le lecteur éprouve les frissons de Délivrance), son odyssée suscite plutôt curiosité, entraide, voire hospitalité. Le fleuve établit et entretient des liens, il est considéré comme un père, avec ses humeurs, mais respecté et généreux.
Eddy L. Harris a des prédécesseurs éminents : Thoreau avait descendu en canoë le fleuve Merrimack ; Melville – après une navigation vers Cairo – situe son Confidence-Man sur un steamboat, et Samuel Clemens trouve son nom de lettres dans la consigne criée au mousse-sondeur : « mark twain ! » (pour « deux brasses sous la quille »). L’auteur s’inscrit dans cette lignée américaine : « À Hannibal (Missouri), la ville de Mark Twain, de Huck et de Jim. Comme un pèlerin arrivé à La Mecque je tombe à genoux ». La culture noire par le blues et le jazz avait célébré le Mississippi. Le récit de son expérience est comme la contribution littéraire de cette culture, lucide et poétique.
Au début du récit, Eddy L. Harris, avant d’évoquer Mark Twain, avoue : « Je suis hanté par le fantôme d’Ernest Hemingway ». La figure de l’écrivain attentif à la nature furtive rôde entre les lignes. On pense aussi à son double, le jeune Nick Adams, qui a découvert en 1925 La grande rivière au cœur double et accompagnera son créateur jusqu’au prix Nobel. Eddy L. Harris sait que les temps ont changé et, quand un tatou vient rôder dans son bivouac, c’est bien un rendez-vous contemporain d’Américains.
En choisissant de partir en octobre, le voyageur profite des basses eaux qui laissent des grèves où faire étape. Dans le ciel, les vols des migrateurs font cortège au canoë solitaire : « Quand le brouillard s’est levé, j’ai étiré mes jambes, j’ai mis les mains derrière la tête et me suis penché en arrière. L’air était chaud et au-dessus de moi des canards ou des oies volaient en V vers le sud-est. » À la source, au départ de ce récit de voyage et de formation, l’auteur est un novice en canoë. Il va vite apprendre le maniement de la pagaie et le guidage de son embarcation, technique amérindienne, comme l’est le nom du fleuve (en ojibwé, misi-ziibi, le grand fleuve), promesse de navigation de près de 3 800 km. La Nouvelle-Orléans sera atteinte par la maîtrise des courants, des remous, des sautes du vent sur la plaine liquide. « D’une certaine façon je n’étais encore qu’un garçon en arrivant sur le fleuve. Peu à peu je deviens un autre. Plus grand et en même temps plus doux. »
L’homme seul, jeune urbain natif de Saint-Louis (confluence du Mississippi et du Missouri), doit apprendre à établir des relations avec les habitants, femmes et hommes, qu’il rencontre. Par la parole et surtout par ses gestes, il se fait accepter. Son intrépidité et sa force suscitent le respect. L’annonce de son but, « la Nouvelle-Orléans », est un mot de passe, son appétit (de burgers ou de poisson-chats) impressionne, et sa capacité à la Budweiser (bière de référence brassée à Saint-Louis) lui vaut la considération des hommes du fleuve. Les liens, intenses mais brefs, sont ceux établis par la pratique du Mississippi. Les éclusiers des grands barrages du cours supérieur (œuvre du New Deal) guident le plaisancier. Les pilotes-mariniers des trains de barges, « des mastodontes » dans la traduction de Pascale-Marie Deschamps, s’efforcent de ne pas le mettre en difficulté. Les pêcheurs de profession ou de passion lui font partager leurs prises.
La toponymie traduit la diversité des sociétés fluviales d’hier : noms amérindiens, français, hispaniques, et des références anciennes (ainsi, Cairo et Memphis font du fleuve un descendant du Nil !). La carte jointe au texte est utile, mais elle ne situe qu’un faible nombre de ces lieux. En suivant le récit sur Google Earth, le lecteur appréciera la performance de l’auteur. Les méandres innombrables du fleuve, parfois des impasses, ont décuplé ses efforts, les énormes convois laissent des sillages et des vagues redoutables. Et les sinuosités sont le paraphe naturel du fleuve qui s’écoule dans les campagnes quadrillées du township. La puissance du fleuve se joue de ce que Jean-Paul Sartre avait qualifié de « tyrannie de l’angle droit ».
Son voyage de formation accompli, Eddy L. Harris tire ce bilan : « Un bouseux blanc armé d’un fusil ou d’un nœud coulant ne pourrait pas me chasser du fleuve par la terreur, à présent. Après tout ce que j’avais enduré, toutes les beautés que j’avais contemplées, toutes ces souffrances, le fleuve m’appartenait. »
Dans une postface pour cette édition française, trente ans après la parution originale, Eddy L. Harris estime que son livre « est toujours d’actualité alors que le pays connaît de nouveaux accès de renaissance et de doute ». À Minneapolis, sous Ronald Reagan, « un Blanc appuyé à la rambarde sur le quai d’une promenade au bord de l’eau me crie des encouragements alors que je passe en contrebas. Ce n’est peut-être pas grand-chose. Mais ça me rend tout de même hyper fier ». En mai 2020, sous Donald Trump, Minneapolis a été le siège d’autres échanges.