Ce volume publié par les éditions de l’EHESS est précieux : c’est à la fois un objet de mémoire et une étude précise et première d’un processus de commémoration doublé de sa patrimonialisation. Les mémoriaux du 13 novembre rend compte d’une série de travaux ethnographiques, sociologiques et archivistiques sur les mémoriaux qui ont été dressés dans l’espace urbain sur les lieux des attentats de novembre 2015.
Sarah Gensburger et Gérôme Truc (dir.), Les mémoriaux du 13 novembre. EHESS, 283 p., 19,80 €
En faisant une grande place aux photographies de ces mémoriaux et des messages qui les composaient, sans jamais écraser ces objets par un discours de surplomb, mais en les accompagnant de l’étude des pratiques d’écriture qui les nourrirent, de la manière dont des anonymes firent vivre ces autels et de l’analyse des gestes de conservation effectués par les archivistes, ce livre rend hommage par le savoir aux victimes des attentats.
Ce volume véritablement collectif est orchestré par l’historienne Sarah Gensburger dont on avait lu avec attention le témoignage personnel (Mémoire vive. Chroniques d’un quartier. Bataclan, 2015-2016, Anamosa, 2016) et le sociologue Gérôme Truc, auteur de Sidérations. Une sociologie des attentats (Puf, 2016) et d’une remarquable étude sur les attentats de Madrid et de leur mémorialisation sur les lieux mêmes des crimes. S’ouvrant sur une photographie pleine page d’un message (« Je pense à vous ») accroché à du mobilier urbain, suivie au dos d’une autre photographie, celle de la statue de la République, sur la place du même nom à Paris, recouverte d’un ensemble de papiers, de fleurs, de bougies, le parti pris est immédiatement formulé : observer, être attentif au plus infime détail, au plus petit geste, leur faire place mais aussi réinscrire ces pratiques dans une pensée de l’espace public, dans une réflexion sur l’espace démocratique.
Les photographies sont très nombreuses et constituent en cela un album du souvenir. Le regard se porte sur les mémoriaux situés sur tous les lieux des attentats, devant le Bataclan, les cafés (Le Carillon, le Cosa Nostra, le Comptoir Voltaire), à Saint-Denis et place de la République, en suivant leur vie respective. Car c’est bien cette vie qui intéresse les chercheurs. Les images la relatent : on voit des femmes et des hommes écrire, allumer une bougie, déposer un bouquet, ce sont des mémoriaux en acte qui nous sont donnés à voir ; et apparaissent d’autres acteurs, tels ceux du Collectif 17 Plus Jamais, formé après les attentats de janvier 2015, qui ne sont pas des entrepreneurs de mémoire mais qui entretiennent et embellissent les mémoriaux – jusqu’à parfois s’en approprier symboliquement et physiquement un, indiquent les chercheurs.
Des acteurs veillent sur les autels comme sur des tombes. Vient également le temps des plaques commémoratives officielles qui font aussi l’objet d’une étude. L’intérêt de cette approche plurielle est de situer ces mémoriaux dans un paysage mémoriel et de ne pas négliger des dispositifs plus traditionnels, ou plus tardifs, comme l’apposition de plaques gravées ou d’autres actes comme la plantation d’un olivier de la mémoire, en novembre 2019 sur le parvis de la mairie du XIe arrondissement. Hélène Frouard étudie le registre de condoléances et les 1 325 messages consignés dans cette même mairie – qui sont certes bien peu au regard des millions d’hommages sur le hashtag PrayforParis. Ils constituent une autre forme d’un « prendre dates », pour reprendre l’expression de Patrick Boucheron et Mathieu Riboulet (Verdier, 2015).
Mais c’est aussi en tant qu’ils composent un immense corpus que ces messages et inscriptions sont considérés. Gérôme Truc en fait une étude de contenus nécessaire et riche. Que disent tous ces écrits ? Ils s’adressent aux victimes, ils expriment de la colère, ils énoncent des messages de paix, réaffirment « Liberté, égalité, fraternité », ils sont des prières religieuses… Ils disent peut-être surtout un « nous », souligne le sociologue. Ce même « nous » émotionnel qui n’a jamais cessé d’habiter les chercheur.e.s dans le dépouillement de ces milliers d’énoncés. Soulignons ici combien les différents contributeurs et contributrices ne feignent pas la distance et se donnent aussi à lire comme des témoins de l’événement.
C’est sans doute cette conscience d’un « nous » qui anime aussi la démarche des archivistes de Paris, dont Guillaume Nahon, dans l’action de collecte et de préservation inédite de ces petits papiers éphémères. Acte exemplaire d’un service d’archives qui se tient au plus près du présent, sans jamais – et c’était le risque majeur d’une telle collecte – arrêter l’événement. Les archivistes sont des acteurs du mémorial ; ils ne viennent pas « après », ils l’accompagnent. L’analyse de Sarah Gensburger de l’exposition, en septembre 2016 aux archives de Paris, des documents collectés, visant à rendre l’éphémère permanent, est éclairante car elle pose la question de l’impossible « mise en scène » de ces actes d’écriture, notion développée par Béatrice Fraenkel, qui a elle-même travaillé sur les mémoriaux du 11 septembre 2001 à New York.
Dans cette perspective, Sarah Gensburger relate la reconstitution, qualifiée de « recréation », réalisée par une décoratrice du mémorial du Bataclan, pour la récente série « En thérapie » (David Elkaïm et Vincent Poymiro, Arte France, 2020). Ce sont des photographies de personnes vivantes (et non des victimes réelles) qui ont été utilisées, par respect pour la mémoire des victimes. La chercheuse estime que ce travail « participe pourtant pleinement de la mise en mémoire du 13 novembre ».
Si, en effet, cette « fiction de mémorial » prolonge la mémoire des attentats, elle ne peut que nous interroger sur la valeur des archives. Pour reprendre les analyses de Yann Potin sur la fin du Moyen Âge, on pourrait objecter que c’est sur sa localisation que repose pour partie le pouvoir du trésor. Une contribution de Roberto Aceituno et Agnès Magnien, intitulée « Les archives, cœur fragile de nos démocraties », dans un volume publié sous la direction d’Isabelle Alfandary (Dialoguer l’archive, INA, 2019), éclaire ce point grâce à l’exemple des archives de l’Université du Chili et leur partage. On lira aussi, sur la question de la consultation, le texte de Nina Valbousquet sur les archives de Pie XII.
Ce qui apparaît en effet, à la lecture des Mémoriaux du 13 novembre, c’est l’extraordinaire pouvoir de ces écrits et les multiples efforts pour qu’en devenant archives ils conservent cette puissance. Il n’est pas sûr qu’« un musée-mémorial du terrorisme dans toute son ampleur », voulu et annoncé le 19 septembre 2018 par le président Macron, le garantisse. Dans le « nous » inscrit dans l’espace parisien, il semble, à lire les auteurs, que la place de ces objets soit au sein des archives de Paris, et qu’ils doivent rejoindre celles des Parisiens depuis des siècles. Ces archives de la mémoire – comme ce volume lui-même, dont le caractère composite reflète la diversité des messages voisinant dans les mémoriaux – participent à une œuvre commune.