Ce livre parlera à celles et ceux qui aiment une politique se déployant dans une multiplicité de lieux. D’ailleurs, Le roman de la politique est lui-même le lieu d’une politique, en tant qu’elle se raconte, s’énonce et donc se fait. Il me parle particulièrement car j’ai grandi à Reims, son petit épicentre, dans une famille qui lisait Le perroquet puis L’organisation politique. Parmi tous les noms qui circulaient à la maison, ceux d’Alain Badiou, Sylvain Lazarus et Natacha Michel, trois inséparables, trois maîtres et maîtresse à penser. Je leur dois mon premier tract. Je l’avais appelé « Et alors ? »
Natacha Michel, Le roman de la politique. La Fabrique, 232 p., 15 €
Voici donc un livre un tantinet foutraque qui assume ses allers-retours, répétitions, digressions, citations anormalement longues de documents officiels comme de lettres plus intimes. On part dans tous les sens, avec quelques jalons malgré tout, quand Natacha Michel, soucieuse de ne pas totalement nous perdre, prévient régulièrement qu’elle y reviendra plus loin ou qu’il va nous falloir revenir sur nos pas. De ce point de vue, l’ouvrage fonctionne comme le font nos souvenirs, ces « minuscules indiscrétions du temps », dit l’autrice, par surgissements, sans ordres ni désordres. Ni autobiographie véritable, encore moins mémoires, c’est bien le récit d’une vie mais surtout d’« une vie avec la politique », avec sans doute son lot de reconstructions biographiques, ses oublis, et toute la subjectivité qui nous anime dans ces jeux d’écriture.
Quand Natacha Michel se demande ainsi qui lui a appris la politique, elle opte pour deux moments. Petite fille juive, fille de résistant, elle est un jour vengée de l’antisémitisme de ses camarades par Bernard, un jeune homme « légèrement débile », qui promet (et exécute sa promesse) de leur casser la gueule. Elle y voit une réponse intime à l’injustice : trouver « avec qui » se battre. L’autre est Sylvain Lazarus, qui était à l’époque militant des Comités Vietnam de Base, rencontré au séminaire de l’anthropologue Maurice Godelier où Natacha Michel brilla d’un magnifique lapsus, confondant le bâton à « fouir » avec le bâton à « jouir ». Hilarité générale.
Les maos sont « ceux qui devant la catastrophe que fut l’Union soviétique cherchaient une voie pour la justice et l’égalité », et Natacha Michel en fut, pendant quarante ans, de Pompidou à Sarkozy. Des années ponctuées de pensées et de luttes politiques d’une rare persévérance, avec leurs passions, déceptions, désillusions, mais aussi des aventures inoubliables dont on trouve quelques savoureuses traces ici. Étudiante désargentée, Natacha Michel tente de gratter quelques deniers en travaillant pour L’Oréal à des sondages sur les effets des cosmétiques féminins. Facétieuse, elle décide de recueillir les témoignages des étudiants de la prestigieuse École normale supérieure de la rue d’Ulm qui n’accueille que des garçons, et où sévit l’enseignant Louis Althusser. Le pot aux roses est découvert par L’Oréal et seule l’intercession du philosophe hilare sauve Natacha Michel de la sanction.
Longtemps plus tard, alors qu’elle est déjà saisie par la politique, l’autrice, enseignante en classe préparatoire à Amiens, accepte d’héberger chez elle une étudiante qui souhaite découvrir Paris. C’est hélas le petit matin que choisit la police pour débarquer chez l’enseignante militante maoïste et procéder à une perquisition musclée, traquant les brochures compromettantes, et ne tombant sur rien d’autre qu’une photo de Staline découpée dans Paris Match ; les deux femmes sont finalement embarquées pour dix jours de dépôt. Car la police ne mégote pas avec les maoïstes dans ce moment post-soixante-huitard. Révolutionnaires, ils sont considérés comme les groupes les plus dangereux pour l’ordre régnant.
Comment devient-on mao et pour quoi ? Les longs passages plus théoriques sur cette aventure politique rappellent autant la radicalité des engagements de l’époque que la puissance théorique de ces infatigables théoriciens de l’émancipation. On y suit le cheminement de Sylvain Lazarus, tenté par la Gauche prolétarienne (GP) mais convaincu par Natacha Michel de ne pas céder aux sirènes de cette « idéologie publicitaire de la politique » qui procédait, dit-elle, par coups sensationnels et violences sans rien attendre de l’inscription d’une véritable politique dans la durée. On y découvre un Alain Badiou fougueusement impliqué dans la lutte, rédigeant jour et nuit les tracts, s’essayant même à des exercices de haute voltige de balcon en balcon pour échapper à la police.
Le roman de la politique raconte donc également l’histoire d’une amitié dont on comprend qu’elle perdure aussi dans la rupture. Car depuis, les trois se sont séparés, mais, au-delà des diagnostics implacables que Natacha Michel pose sur les choix idéologiques de ses deux compagnons, subsiste l’union par la douleur inguérissable de la perte d’un enfant commun (celui qu’elle a eu avec Sylvain Lazarus) ; et l’inscription dans la pierre de quarante années de combats politiques partagés jusque dans les tréfonds de l’intime. Sans doute comprend-on mieux la singularité et la profondeur de ces combats grâce aux passages relatant concrètement leurs engagements dans deux pôles inséparables d’un point de vue théorique : l’usine et les foyers d’accueil des travailleurs que l’on dit « immigrés ».
L’« organisation politique » (OP) est le nom donné au groupe conçu pour faire de la politique comme ils l’entendent. L’OP ne veut guère du vocable « immigré ». Car les mots ont un sens et les phrases qui les portent sont conçues comme des propositions politiques. Ce ne sont donc pas des « immigrés », encore moins des « clandestins », mais des « ouvriers », et, lorsqu’ils sont sans-papiers, alors ils sont « ouvriers sans papiers ». Il faut relire et entendre ce que charrient ici les mots : « La vie c’est pour tout le monde » ; « On est ici on est d’ici » ; « Ce ne sont pas les papiers qui font l’homme ou la femme, c’est la femme ou l’homme qui font les papiers » ; « Le travail ça compte, ouvrier, ça compte ».
Le mouvement des ouvriers sans-papiers est profondément politique, explique Natacha Michel, car « il ne se laisse pas relayer, il propose des idées, des énoncés, des thèses ». Il s’agit de faire de la politique du point de vue des gens, qui parlent, qui enquêtent, car même si chacun parle en son nom, la politique, elle, est en partage. Et que réclament les ouvriers sans papiers ? « Une vie comme tout le monde », sans craindre la police, sans craindre de ne pas être soigné ou de sortir des foyers. Dans cette perspective, on n’attend pas du soutien mais du combat, parce que : « Faire c’est dégager un possible et dégager un possible c’est penser ».
Nous sommes plusieurs à avoir grandi avec ces mots, à avoir battu le pavé lors des immenses manifestations des années 1990 sur ces questions, à nous souvenir également de l’église Saint-Bernard qui, avant d’être profanée par les bottes et les matraques policières, vibrait de la parole profondément politique de ses occupants. Natacha Michel ravive les pulsations de ces années-là. Son roman de la politique n’est pas l’histoire d’un échec (même s’il est difficile de crier victoire au regard d’une actualité accablante sur ces enjeux), mais celle d’un possible ayant eu lieu : celui du pari – longtemps tenu – de fuir toute tentation bourgeoise par fidélité à l’hypothèse révolutionnaire du point de vue de la pensée propre des gens.