Le monde perdu de Wes Anderson

Pour Wes Anderson, tout commence en 1993 avec Bottle Rocket, un moyen métrage tourné à Dallas, ville montrée autrement que dans la série à succès portant son nom. Owen et Luke Wilson sont déjà à l’écran. Un jour prochain, on retrouvera le premier dans The French Dispatch, le dernier film en date d’Anderson, tourné à Angoulême. Entre ces deux films, les mêmes acteurs ou la même troupe ont joué dans La vie aquatique, Moonrise Kingdom et The Grand Budapest Hotel. Un bel album est consacré au cinéaste, de ceux dont on aime contempler les photos sans pour autant négliger le texte. Sous-titre : « La filmographie intégrale d’un réalisateur de génie ». L’hyperbole se discute, pas le plaisir que procurent les films.


Ian Nathan, Wes Anderson. La filmographie intégrale d’un réalisateur de génie. Trad. de l’anglais par Hélène Borraz. Gallimard, 176 p., 35 €


La couverture indique également : « Non officiel et non autorisé ». Cette mention vaut en général quand des révélations « people » ou des propos censément polémiques peuvent apparaître. C’est le cas pour certains acteurs, très connus pour leur talent et leur filmographie mais aussi pour leur ardeur procédurière. Rien de tout cela ici. Ian Nathan est un journaliste, il écrit pour The Times ou The Independent ; il a publié un ouvrage semblable sur les frères Coen en 2017 et un autre sur Tarantino en 2019. Il n’a pas trop mauvais goût. Ce livre en témoigne, entièrement centré sur le travail artistique de Wes Anderson. On n’apprend rien de secret sur un homme plutôt discret, jamais en « une » des magazines autrement que pour ses films.

Ian Nathan, Wes Anderson. La filmographie intégrale d’un réalisateur de génie

Wes Anderson et les marionnettes de « L’Île aux chiens » (2018) © LANDMARK MEDIA/Alamy Stock Photo

Le seul événement d’ordre intime évoqué est l’un des fondements de son cinéma : le divorce de ses parents. Le couple adulte, ou censé l’être, on le voit dans La famille Tenenbaum : Royal Tenenbaum, interprété par Gene Hackman, ne se résout pas, vingt-deux ans après, à signer l’acte de divorce. Ce déni puéril, qui peut en rappeler d’autres, souligne la place de l’enfant et de l’adolescent confronté aux adultes dans les films d’Anderson. À douze ans, le futur cinéaste avait décidé de partir vivre seul à Paris. Aimant beaucoup les plans, les tableaux et schémas et les listes, il a songé à devenir architecte ou écrivain. Il est un peu des deux. Son chef décorateur dit ainsi qu’Anderson aime l’idée de pouvoir créer de toutes pièces chaque détail que l’on voit à l’écran. Pour qui aime les jouets, les miniatures, tout un univers en réduction dans lequel on échappe au monde bruyant, les films de Wes Anderson sont des sortes de havres. D’ailleurs, ils se déroulent souvent sur des îles ou dans des espaces isolés, à l’écart. Encore que, on le verra, ces lieux ne sont pas sans danger ou sans conflit.

L’emploi du mot « génie » est toujours risqué. Peut-être parce qu’il a quelque chose à voir avec le tragique d’une situation, avec une démesure ou une vision obsédante. Orson Welles, l’un des modèles de Wes Anderson, n’a pas pu tourner tous les films dont il rêvait, par manque d’argent, ou parce qu’ils étaient charcutés par ses producteurs. La vision obsédante, on la retrouve chez Yasujirō Ozu, une autre référence de Wes Anderson, du premier au dernier film, comme une signature. Les lieux, les thèmes, les personnages sont les mêmes. Quant à la démesure, chacun dira chez qui il la trouve.

Wes Anderson n’a pas connu trop de difficultés pour trouver des financements. D’un film à l’autre, il a pu travailler à son aise : le public, plus ou moins nombreux, le suivait. Le succès de The Grand Budapest Hotel lui a donné la confiance nécessaire. Quelques Oscars, mais pas encore les plus prestigieux, lui offrent l’adoubement de la profession. Des films publicitaires lui assurent des revenus, entre deux films, au cas où.

Ian Nathan, Wes Anderson. La filmographie intégrale d’un réalisateur de génie

Wes Anderson dirige les acteurs Adrien Brody, Jason Schwartzman et Owen Wilson dans « À bord du Darjeeling Limited » (2007) © TCD/Prod.DB/Alamy Stock Photo

Débat ? L’île aux chiens a décontenancé, et l’accusation (gravissime outre-Atlantique) d’appropriation culturelle a pu jouer : le Japon de Wes Anderson dépasse pourtant le seul Japon et on a lu ici même ce que ce film nous disait du monde tel qu’il va (mal). Le manga et le goût pour la peinture ne sont pas tout. Le scénario, signé par Wes Anderson, Roman Coppola et Jason Schwartzman (déjà ses compagnons pour À bord du Darjeeling Limited), le montre. Wes Anderson invente son monde en duo ou en trio. Il construit ses films avec d’autres et n’a adapté qu’une histoire, Fantastic Mr. Fox. Il s’était pour ce faire installé en Angleterre, dans le fauteuil de Roald Dahl.

Le lien avec Ozu est sans doute plus pertinent que celui avec Welles, en dépit de quelques citations, de procédés repris à l’auteur de Citizen Kane ou de La splendeur des Amberson. Il y a un style Anderson, reconnaissable dès les premières secondes de ses films. Ian Nathan résume en une formule : « des films tirés au cordeau peuplés de personnages très troublés ». L’auteur en présente les caractéristiques et on appréciera les pages récapitulatives donnant une idée claire et simple de son univers et de sa « touche » : plans aériens, ralentis, travellings longs. Son art emprunte à la bande dessinée, voire au cartoon. La palette chromatique est d’importance, les concepteurs de l’album l’ont reprise. Le jaune, le kaki et l’ocre dominent, avec les tons pastel. Anderson ne commence jamais un film sans avoir choisi ses couleurs. Plus notable est ce que Ian Nathan explique au sujet de la symétrie parfaite : « Ozu et Anderson partagent ce principe selon lequel le monde intérieur instable de leurs personnages est à la fois plus prononcé et plus poignant lorsqu’il est confronté à la géométrie pure. »

Wes Anderson est également reconnaissable à son goût des livres. Il est bibliophile, chacun de ses films semble sorti d’un roman (le plus souvent, c’est le titre du film, comme The Royal Tenenbaum ou Moonrise Kingdom), et les pages se tournent. Le film est constitué de chapitres, commence par un prologue. Certains livres sont de l’invention d’Anderson ou d’Owen Wilson, d’autres sont des références ou des citations. On peut voir là l’influence de François Truffaut, dont les films, quand ils ne sont pas des adaptations de romans, sont remplis de bibliothèques, de livres ouverts, ou menacés par la folie totalitaire (Fahrenheit 451). Truffaut – avec Les 400 coups, vu dans un vidéo club de Houston – a été le « déclencheur », celui qui a fait naître la vocation d’Anderson.

Ian Nathan, Wes Anderson. La filmographie intégrale d’un réalisateur de génie

Le siège du journal « The French Dispatch » (2020) © Entertainment Pictures/Alamy Stock Photo

Les détails, notamment en ce qui concerne les accessoires et le décor, reviennent. Ce sont parfois des citations à l’intérieur de l’œuvre, plus souvent extérieures. Les « figures tutélaires » sont là, Hergé et Salinger, Lubitsch ou Satyajit Ray. Regarder un film de Wes Anderson, c’est comme savourer une pâtisserie : on aime la couleur, la texture, les étagements et les volumes, les différents parfums qui se mêlent comme dans la « Courtisane au chocolat ». The Grand Budapest Hotel donne envie de voir Grand Hotel d’Edmund Goulding pour jouer au jeu des sept erreurs (il y en a davantage).

Est-ce pour autant un cinéma coupé de toute réalité, un cinéma minutieux, maniéré et précieux ? À première vue, on pourrait le penser. La surface, ou l’emballage, le générique et ses artifices, y contribuent. Il y a pourtant autre chose, une forme de mélancolie, le sentiment d’un monde perdu ou impossible à retrouver. L’amour de Richie pour sa sœur (adoptée) Margot, dans The Royal Tenenbaum, la quête des trois frères poursuivant un père invisible dans À bord du Darjeeling Limited, sont des exemples parmi d’autres de ce que renferme la belle coquille. Mais aussi de « jeunes qui voudraient être vieux, et de vieux qui voudraient être jeunes, autrement dit d’ambitions irréalistes ».

Et puis il y a ce Temps du Grand Budapest Hotel, situé dans une Europe centrale qui tremble, tandis que les sbires du parti Zig-Zag demandent à Zéro, le jeune groom, de montrer ses papiers d’identité pour les raisons que l’on devine. Wes Anderson avait lu Stefan Zweig, l’un des plus sûrs météorologues de cette époque tempétueuse. Un climat en dit autant que des discours enflammés. Et ce cinéma singulier, c’est un climat.

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