Tandis qu’en Europe de l’Est le sexe est redevenu une marchandise et que la situation des femmes est à nouveau fragilisée, l’anthropologue américaine Kristen Ghodsee, spécialiste du monde communiste est-européen où elle a longtemps séjourné, montre que, s’il est un domaine dans lequel l’expérience communiste a fait ses preuves, c’est assurément le projet visant à l’indépendance économique des femmes et, jusqu’à un certain point, à la parité avec les hommes. Cette politique aurait été à la source de leur bonheur sexuel, dont plusieurs recherches ont fait état.
Kristen Ghodsee, Pourquoi les femmes ont une meilleure vie sexuelle sous le socialisme. Plaidoyer pour l’indépendance économique. Trad. de l’anglais par Charlotte Nordmann et Laura Raim. Lux, 278 p., 20 €
Kristen Ghodsee rend son étude d’autant plus convaincante qu’elle introduit la comparaison avec l’expérience des femmes américaines, lesquelles jouissent d’une bien moindre indépendance économique que les Européennes. Raison pour laquelle, selon elle, le divorce reste aux États-Unis largement subordonné à des considérations d’ordre matériel. Qu’en est-il dès lors d’une sexualité qui ne serait pas libérée des contraintes économiques ?
Pour étayer sa thèse de la supériorité du modèle communiste en la matière, Kristen Ghodsee part du socle théorique classique composé des travaux de Friedrich Engels (L’origine de la famille, de la propriété privée et de l’État, 1884) et d’un August Bebel (La femme et le socialisme, 1891) résolument en avance sur son temps. Ce dernier, nous rappelle-t-elle au passage, fut également le premier à défendre les droits des homosexuels – un point sur lequel il n’aura pas été aussi bien suivi.
Mais avant eux les saint-simoniens, Charles Fourier et « la fascinante » Flora Tristan, théoricienne socialiste française du XIXe siècle, avaient préparé le terrain : « Le féminisme et le socialisme constituaient ainsi des mouvements mutuellement dépendants qui feraient advenir une transformation totale de la société française. » Vinrent, plus tard, les positions de la révolutionnaire russe Alexandra Kollontaï, avec sa conception de l’amour libre et sa théorie de l’amour-amitié. Staline se débarrassera d’elle en l’envoyant comme ambassadrice – elle sera ainsi la première femme à avoir ce titre – en Suède.
Chaque chapitre du livre est dédié à l’une de ces militantes « féministes », un qualificatif que réprouvait Kollontaï car son usage aurait traduit le remplacement de la lutte des classes par celle des femmes contre les hommes. Ainsi seront rappelées à notre mémoire Flora Tristan, bien sûr, mais aussi Inès Armand, la Bolchévique franco-russe qui, après 1917, s’efforça de mettre en place des foyers d’enfants et des laveries publiques, Clara Zetkin, instigatrice de la journée internationale de la femme célébrée le 8 mars et députée sous la république de Weimar, Elena Lagadinova, docteure en agrobiologie et qui fut, en 1975, à la tête de la délégation bulgare lors de la première conférence mondiale des Nations Unies sur le statut des femmes, Valentina Terechkova, également à la tête de la délégation soviétique à la même conférence et qui, elle, fut la première femme à voyager dans l’espace. Sans oublier les plus connues, comme Rosa Luxemburg et Nadejda Kroupskaïa, la compagne de Lénine qui fut à l’origine de la création du système éducatif soviétique et du vaste réseau des bibliothèques – la lutte contre l’illettrisme étant elle aussi à mettre au crédit de l’expérience communiste.
À l’origine de sa recherche, raconte Kristen Ghodsee, il y eut un documentaire réalisé en 2006, « Liebte der Osten anders ? » (« Aimait-on différemment à l’Est ? »), qui explorait les différences en matière de satisfaction sexuelle entre les femmes des deux Allemagnes au cours des quarante ans où elles furent séparées. Le documentaire laissait entendre que les Allemandes de l’Est avaient eu une vie sexuelle bien plus libre et plus épanouie que les femmes de l’Ouest. (Si je peux me permettre de glisser ici mon témoignage personnel, à défaut de liberté d’expression, il me semblait effectivement régner en RDA où je me suis souvent rendue dans les années 1980 une grande liberté de mœurs ; je n’en suis pas aussi certaine pour l’URSS que je visitais souvent, également. Ce point de vue, biaisé, j’en conviens, par mon parti pris féministe, est peut-être à l’origine de mon sentiment – étayé malgré tout par des recherches – selon lequel c’est probablement dans la pas si austère RDA que le projet socialiste a été le moins malmené. Que les dissidents, victimes d’un régime sans pitié pour « ceux qui pensaient autrement », me pardonnent !)
Kristen Ghodsee avait déjà abordé la question frontalement dans un livre sur l’héritage du communisme (Red Hangover: Legacies of Twentieth-Century Communism, Duke University Press, 2017), notamment dans son chapitre « Gross Domestic Orgasms » (« Orgasme national brut ») où elle avait voulu inscrire le débat « dans le contexte plus large de la recherche anthropologique et sociale sur la sexualité derrière le rideau de fer ». Encouragée par un éditeur new-yorkais et exaspérée par celui qu’elle appelle le « twitter en chef » qui se vantait « d’attraper les femmes par la chatte », elle décida de développer son argumentation dans le présent livre, un peu plus grand public, sur le lien entre la satisfaction sexuelle et l’indépendance économique des femmes. Un livre salutaire dans une Amérique empreinte d’un violent anticommunisme et qui a détruit son service de santé publique, de sorte que ses citoyens y jouissent d’encore moins de protection sociale qu’en Bulgarie, État le plus pauvre de l’Union européenne. Si deux idées socialistes méritent d’être sauvées, affirme Kristen Ghodsee, ce sont l’indépendance économique des femmes et « le principe selon lequel les relations intimes doivent être exemptes de toute considération financière ».
Partant de l’hypothèse que, jusqu’à l’effondrement du monde soviétique, les pays capitalistes se devaient de rivaliser en matière de protection sociale avec les principes du socialisme d’État, Kristen Ghodsee date de la fameuse « fin de l’histoire », en 1989, la mise au rancart des idées socialistes. La menace d’une superpuissance rivale ayant disparu, les trente dernières années de néolibéralisme mondial ont eu pour objectif le démantèlement rapide des programmes sociaux. Les nouvelles démocraties, à l’Est, qui n’avaient plus rien de « populaire » (même si elles ne l’étaient guère avant) emboitèrent le pas : fini les queues pour le papier hygiénique, vive la liberté de choix entre 32 marques de shampoing ! L’introduction du libre marché sur les cendres de l’économie planifiée fit de l’ancien monde soviétique un « laboratoire idéal pour étudier les effets du capitalisme sur la vie des femmes » et pour comparer avec le temps d’avant.
Désormais, il existe à Saint-Pétersbourg des instituts de formation pour femmes à la recherche du mari ou de l’amant riche ; Prague est un des foyers de l’industrie porno en Europe, et des trafiquants d’êtres humains sillonnent les anciens pays de l’Est à la recherche de jeunes filles pauvres rêvant d’Occident. Dans toute la région, les sondages indiquent que beaucoup de citoyens estiment qu’ils vivaient mieux avant 1989. « Même si ces sondages, concède Kristen Ghodsee, expriment peut-être davantage une déception vis-à-vis du présent que le caractère désirable du passé, ils viennent compliquer le récit totalitaire. » Comme on l’entend souvent dire aujourd’hui en Europe de l’Est, « tout ce qu’ils nous disaient du communisme était un mensonge, mais tout ce qu’ils nous disaient du capitalisme était vrai »…
Après 1989, en Europe centrale, avec la fermeture des entreprises ou leur rachat par des investisseurs, il y eut très vite trop de travailleurs pour trop peu d’emplois. En même temps, les garderies et jardins d’enfants cessèrent d’être subventionnés. Beaucoup de femmes ont été alors expulsées du marché du travail. Le taux de natalité a brusquement chuté. Après 1989, en ex-Allemagne de l’Est, en l’espace de cinq ans, il a dégringolé de 60 %. Il devenait de plus en plus difficile de combiner travail et maternité, à l’instar de ce qui se passe encore et depuis toujours aux États-Unis. Kristen Ghodsee rappelle qu’en 1971 le président Richard Nixon s’opposa au projet de financement d’un système national de garderies. Il craignait qu’un tel dispositif « fragilise » la famille. Les femmes continuèrent de mettre leur carrière en suspens et il n’est pas rare de rencontrer des femmes américaines ou ouest-allemandes diplômées – elles sont bien moins nombreuses pour l’heure encore dans les pays scandinaves et en France – qui n’ont repris une activité professionnelle qu’après une interruption de plusieurs années pour s’occuper de leurs enfants.
L’émancipation des femmes a de tout temps été dans le champ de vision du communisme et elle avait pour corollaire l’idée de la parité politique qui remonte d’ailleurs au socialisme des années 1820 et 1830, dans la France d’après la Révolution. Prosper Enfantin ne proposa-t-il pas de partager son statut de « pape » de sa communauté avec une « papesse » ? Là encore, si elle ne parvint pas à être atteinte, la parité effectua à l’Est des progrès incomparables par rapport à l’Occident. Au cours des 105 heures d’entretiens réalisées entre 2010 et 2017 avec Elena Lagadinova, Kristen Ghodsee note toutefois la déception de la présidente du Comité des femmes bulgares : le socialisme n’aurait pas eu le temps d’abolir l’idée séculaire selon laquelle les dirigeants doivent être des hommes. La culture patriarcale des Balkans dans un État dirigé durant trente-cinq ans par le même homme aurait freiné les femmes. Pour autant, en Bulgarie comme dans les autres pays communistes, des quotas avaient été introduits au Parlement qui dépassèrent ceux de la plupart des démocraties.
Mais c’est surtout dans les postes de direction et dans les secteurs des sciences fondamentales, de l’ingénierie et de la technologie, que la différence avec l’Occident est frappante. Héritage de l’époque soviétique ? Selon le Financial Times du 8 mars 2018, sur les dix pays européens comptant le plus de femmes dans la haute technologie, huit sont en Europe de l’Est, où les femmes avaient été encouragées à poursuivre ces carrières. D’autre part, le large éventail de dispositifs destinés à favoriser l’indépendance économique des femmes aurait eu pour conséquence que les hommes et les femmes s’étaient mis à considérer la sexualité féminine comme quelque chose à partager plutôt qu’à échanger contre des ressources.
L’Allemagne de l’Est présente l’exemple le plus achevé de politique volontariste en matière d’égalité des sexes et d’indépendance économique. D’après l’universitaire britannique Ingrid Sharp, citée par Ghodsee, elle aurait garanti aux femmes « une autonomie qui incitait leurs partenaires à être plus généreux [sic !] au lit ». Divorcer en RDA était facile et, le plus souvent, c’étaient les femmes qui en prenaient l’initiative. Le Parti, toujours d’après Ingrid Sharp, y voyait une preuve de leur émancipation. Des chercheurs est-allemands avaient mené des études empiriques sur la satisfaction sexuelle afin de démontrer la supériorité du socialisme. Le célèbre ouvrage de Kurt Starke et Walter Friedrich, Amour et sexualité jusqu’à 30 ans (1984), rapportait que les deux tiers des femmes atteignaient presque toujours l’orgasme, 18 % disant l’atteindre toujours. (Pour avoir lu cet ouvrage à l’époque, je vois que Sharp a la charité de ne pas mentionner que les auteurs faisaient de l’appartenance au Parti un autre facteur d’épanouissement sexuel…) À nouveau, des études comparatives menées après la réunification entre l’Est et l’Ouest devaient révéler un taux de plaisir plus élevé chez les Allemandes de l’Est.
Kristen Ghodsee n’est pas la seule à avoir été intriguée par ce constat. Elle cite les travaux de Paul Betts (Within Walls: Private Life in German Democratic Republic, Oxford University Press, 2013) et de Josie McLellan (Love in the Time of Communism, Cambridge University Press, 2011), qui entrevoient comme explication le fait que le régime est-allemand aurait incité les gens à s’épanouir dans leur vie sexuelle pour leur faire oublier la monotonie, les privations matérielles et les restrictions de voyage… En bref, plus on s’ennuie, plus on ferait l’amour ? Peut-être, mais il demeure que le taux de satisfaction sexuelle en RDA aurait dépassé celui atteint par les autres pays de l’Est placés pourtant dans les mêmes conditions. Eux-mêmes n’étaient pas trop en reste du point de vue de la liberté sexuelle, notamment en Hongrie si l’on en croit les recherches menées sur le sujet.
Partout l’État socialiste avait subventionné la sexologie. Cette discipline avait eu très tôt droit de cité dans l’Europe communiste ici étudiée (RDA, Pologne, Hongrie, Tchécoslovaquie), bien avant qu’elle ait été reconnue par le monde de la recherche occidental. Dès 1961, des sexologues tchécoslovaques avaient organisé une conférence axée sur le plaisir sexuel des femmes. Ils étaient arrivés à la conclusion que les femmes ne pouvaient pleinement apprécier le sexe que si elles n’étaient plus économiquement dépendantes des hommes. Le manuel d’éducation sexuelle du psychologue est-allemand Siegfried Schnabl, Frau und Mann intim (« La femme et l’homme dans l’intimité »), publié en 1979, connut une diffusion massive et fut traduit dans plusieurs langues de l’Est. Selon l’écrivain bulgare Guéorgui Gospodínov, il devint un bestseller en Bulgarie, où on le trouvait dans presque tous les foyers, caché malgré tout derrière d’autres livres (ce succès n’empêcha pas le psychologue d’être surveillé et menacé par la Stasi, ainsi que le révèle son dossier que j’ai analysé dans mon ouvrage Une société sous surveillance. Les intellectuels et la Stasi, Albin Michel, 1999).
Dans ce livre sympathiquement engagé, Kristen Ghodsee démontre donc que, contrairement au système capitaliste, le cahier des charges du socialisme intégrait l’émancipation sexuelle, et elle estime qu’il ne faudrait pas que le récit des atrocités commises au nom d’un idéal dévoyé conduise à jeter le bébé avec l’eau du bain. Elle voit dans la dissociation de l’amour et du sexe de toute considération économique une caractéristique propre au socialisme dont il conviendrait de s’inspirer. Sans doute existe-t-il d’autres facteurs pouvant contribuer au bonheur sexuel, mais là ne semble pas être son propos et, prenant appui sur l’expérience est-européenne, elle en aura assurément mis en évidence le facteur préalable.