Anne Serre vit en littérature comme d’autres vivent en religion, en pleine immersion dans un monde quasi parallèle. Son dernier recueil de nouvelles, Au cœur d’un été tout en or, prix Goncourt du genre, vient s’il en était besoin le confirmer.
Anne Serre, Au cœur d’un été tout en or. Mercure de France, 144 p., 14,80 €
Il peut se lire comme un signe de piste de ses précédents livres, eux-mêmes vaste rêverie autour de la littérature et du statut d’écrivain qui se révèlent l’une et l’autre énigmatiques, voire radicalement en marge. On pourrait croire d’ailleurs que toute l’œuvre d’Anne Serre n’est qu’un immense portrait d’elle-même en tant qu’écrivain, dessiné par touches au fil des pages ; un tableau dont les contours s’affirment avec le recul, à l’image du mystérieux Cheval blanc d’Uffington qui lui a inspiré le titre d’un de ses romans.
Qu’est-ce donc qu’écrire ? de quoi cela est-il fait et quels en sont les symptômes ? Autour de quelles obsessions, autour de quels pôles lumineux et obscurs cela tourne-t-il ? Malgré les multiples tentatives d’élucidation dont elle a fait l’objet de la part de ceux qui s’y livrent, l’activité d’écriture demeure insaisissable. Dans Au cœur d’un été tout en or, de nouvelle en nouvelle (dont chacune ressemble à un petit tableau ou à un très court film baigné de brouillard), certaines phrases résonnent d’un écho particulier et semblent fournir des clefs. Il en émerge, comme des îlots, quelques vérités au sujet de l’écriture.
« Je crois que je suis très habile à la production des rêves. J’en fais en moyenne quatre par nuit et ce sont de véritables romans ou plus exactement des nouvelles », déclare la narratrice de la nouvelle intitulée « Sous le coude ». Le rêve, cette vie secrète, apparaît ici comme un ingrédient substantiel de l’alchimie de l’écriture et l’une des sources privilégiées de la fiction. Le souvenir est frère du rêve. Nourri d’oubli, il est lui-même si imprégné d’imaginaire qu’il semble parfois difficile de distinguer le vrai du faux souvenir, le réel se révélant aussi profondément incertain. « C’est ainsi que nous nous croisons sur terre, parfois avec cette impression de nous être déjà rencontrés — ce qui d’ailleurs suscite bien souvent des amitiés et des amours, surtout des amours — alors qu’il n’en est rien » (« Il y a quinze ans à Londres »). C’est bien dans ces interstices, au cœur de ces zones floues et inexplorées, que se situe l’écriture.
Tout autant que le réel et l’imaginaire, le présent et le passé, la présence et l’absence s’interpénètrent. Ils apparaissent peuplés de silhouettes mi-personnes mi-personnages. Anne Serre ne convie-t-elle pas comme des amis chers autour de sa table les auteurs, vivants ou morts, qu’elle admire et dont elle emprunte une phrase pour commencer ses nouvelles ? À la fin du recueil, elle les remercie un à un, comme toute autre remercierait celui qui partage sa vie, ses enfants ou un relecteur particulièrement attentif. Le père défunt dans la nouvelle « Papa est revenu » n’est-il pas là, lui aussi, présent comme s’il était vivant, même s’il suffit de détourner le regard pour qu’il s’évanouisse encore ?
Terreau privilégié, l’enfance est une période où se jouent des scènes et où se tissent des liens auxquels l’écrivain est toujours ramené au cours de son travail. Les codes de l’enfance – faits de jeu, de liberté et d’une forme bien particulière de gravité, si différente du sérieux des adultes – demeurent à jamais les siens. Entraînée par hasard à faire l’actrice pour un jour, la narratrice d’« À minuit derrière chez toi » tire de cette expérience la réflexion suivante : « je me dis qu’au fond c’était ainsi que je devrais écrire. Comme si je n’étais pas écrivain. Comme s’il n’y avait aucun enjeu professionnel dans le fait d’écrire et qu’il s’agissait seulement d’un jeu, d’une expérience amusante ». L’enfance de l’écrivain, par ses failles et ses accidents, ouvre une porte sur la mort et la folie. Chez Anne Serre, c’est le rire et la fantaisie qui permettent de les dompter toutes les deux, à la fois approchées et mises à distance. La narratrice de « Cet été-là », sortant d’une visite à son père interné dans un hôpital psychiatrique et qui se prend pour Musset, se dit à elle-même : « j’étais entraînée dans une rivière dont je pensais qu’elle était à la fois la vraie vie et dangereuse pour moi ».
Au milieu de ce flou où toutes les frontières semblent poreuses, l’enfance débordant sur l’âge adulte, la « vraie vie » se mêlant au rêve autant qu’au souvenir, la mort empiétant sur la vie, des choses impérieuses et tranchantes s’imposent, d’une nécessité absolue, au premier rang desquelles le désir. « Parce que le désir, le vrai désir […] ne supporte pas le renoncement […]. Ne pas répondre à son désir est un péché, lui disais-je » (« Un péché »).
En exergue d’Au cœur d’un été tout en or figure une citation de Fernando Pessoa : « Chacun de nous est plusieurs à soi tout seul, est nombreux, est une prolifération de soi-même […] Il y a des gens d’espèces bien différentes dans la vaste colonie de notre être, qui pensent et sentent différemment ». S’il est vrai que chacun porte en soi plusieurs soi-même, le moi de l’écrivain apparaît comme particulièrement diffracté.
Anne Serre a eu plusieurs fois l’occasion de manifester son agacement à l’égard des questions posées aux romanciers sur la présence d’éléments autobiographiques dans leurs livres. On peut se demander si ce qui la heurte dans ces enquêtes parfois indiscrètes, ce n’est pas avant tout l’atteinte portée à la multiplicité des « moi » dont elle est composée, comme si ce moi biographique auquel se réfèrent ceux qui l’interrogent lui paraissait trop étroit pour qu’elle s’y reconnaisse. Cette réduction d’elle-même à une succession de faits (raconter sa vie) heurte de plein fouet sa propre perception. « J’ai dit merci, c’est gentil, les gens ne s’imaginent pas à quel point ils me compliquent la vie quand ils me demandent quelque chose d’autobiographique car je n’ai pas d’autobiographie à proprement parler » (« Un coup de dés »).
Pour Anne Serre, les frontières sont extrêmement poreuses entre son moi biographique, son moi d’écrivain, tous ses autres moi, et tous les personnages qu’elle a fait naître avec tant de réalité sous sa plume, tous ceux qui se dressent dans ses rêves ou même – c’est bien la même chose – ceux qu’elle rencontre au gré de ses lectures, chez ses auteurs favoris. De telle sorte qu’elle pourrait dire qu’elle est à la fois partout et nulle part dans ses livres, même si bien sûr on y devine ici ou là les noyaux autour desquels s’est constituée son œuvre.
Pour finir, on pourrait presque arriver, en suivant Anne Serre, à une équation brumeuse qui se formulerait ainsi : littérature = (rêve + souvenir + enfance + mort/vide + danger (folie)) + (vraie vie/réel) = moi diffracté