Pour la première fois dans l’histoire, les six magistrales Poesie de Titien, dont quatre sont habituellement conservées au Royaume-Uni et les deux autres en Espagne et aux États-Unis, sont réunies à Londres, à la National Gallery.
Titian : Love, Desire, Death. Londres, National Gallery. Jusqu’au 17 janvier 2021. Puis à Édimbourg, Boston et Madrid
Alors que chacun se promeut expert en matière d’immunité acquise ou de transmission de charge virale, nous aurions tort de nous priver du droit d’imaginer des progrès techniques qui paraissent chimériques mais seront sans doute effectifs un jour. On se prend à espérer qu’il sera possible, à l’avenir, grâce au dérangement des atomes que suppose tout mouvement, de collecter en un lieu donné toutes les traces des conversations qui y ont été tenues et de surprendre ainsi les propos de Germaine de Staël et de ses amis à Coppet lorsque s’y tenaient ce que Stendhal appelle « les états généraux de l’opinion européenne » ou ceux de la pseudo-baronne de Korff et des siens dans une lourde berline dont le voyage devait s’achever à Varennes. De manière plus immédiatement envisageable, la chimie future permettra sans doute d’inverser les effets de la détérioration des pigments et de présenter ainsi aux spectateurs des tableaux de maîtres anciens avec une apparence chromatique semblable à celle qu’ils pouvaient avoir à la sortie de l’atelier.
Je songeais à cela le dernier dimanche avant le re-confinement de Londres en parcourant à la National Gallery une petite exposition riche de nombreux chefs-d’œuvre consacrée à Titien. Dans la seconde salle, le Bacchus et Ariane, daté entre 1520 et 1523, propriété de l’institution londonienne, mais créé pour Alphonse d’Este, duc de Ferrare, laisse voir, mieux que les autres peintures, des cieux d’une profondeur azurée. Ils servent de fond à une rencontre. Bacchus s’élance de son char. Derrière lui, son cortège de satyres et de ménades, une confusion de membres, des cymbales, l’ivresse. Le jeune dieu, figuré sous les traits d’un bel adolescent, vacille, ses yeux rivés sur Ariane, représentée de trois quarts, la main droite levée. Une constellation, au haut des cieux, annonce le couronnement de celle dont il vient de s’éprendre à l’instant. Dans le lointain, le bateau de Thésée se perd… nous assistons au coup de foudre amoureux. Comme nombre de toiles de Titien, celle-ci est fondée sur le récit des mythographes. À la différence de la plupart des œuvres rassemblées, elle esquisse un aboutissement sentimental heureux.
Le clou de l’exposition, sous-titrée Amour, Désir, Mort, est la réunion, pour la première fois, de six tableaux. Deux de ces peintures, acquises respectivement en 2009 et 2012, Diane et Actéon et Diane et Callisto (1556-1559), sont d’ailleurs, cas de collaboration exemplaire, la propriété conjointe de deux institutions, la National Gallery à Londres et les National Galleries of Scotland à Édimbourg. Ainsi que l’illustre une animation à l’ouverture de l’exposition, au cours des siècles les œuvres ont beaucoup circulé – y compris dans les décennies qui ont suivi leur création à la requête d’un prince amateur d’art. Cinq d’entre elles sont passées par les collections du régent et ont été vendues à Londres après la Révolution. Elles n’ont jamais été réunies depuis. Le plus étonnant n’est pas la traversée des mers effectuée depuis Madrid ou Boston, mais le premier prêt jamais consenti par la Wallace Collection en plus d’un siècle d’histoire et grâce auquel Persée et Andromède se trouve accroché avec le reste de la série.
Alors qu’il n’est qu’infant d’Espagne, le futur Philippe II s’adresse à Titien, en 1551, en lui donnant carte blanche pour choisir des mythes antiques. Dans les toiles qui en résultent, fondées principalement sur les Métamorphoses d’Ovide, les corps de femmes prolifèrent dans des paysages enchantés. Comme souvent à l’âge classique, l’argument mythologique sert en partie d’excuse à un étalage de chair. Aucune des scènes n’est plus émouvante que celle représentant Diane et Callisto. Au centre droit, altière et nue à l’exception de ses bijoux, la déesse, entourée de suivantes dont certaines sont munies d’un arc ou de flèches, est de face. Devant elle, une jeune femme dévêtue, de dos. Les autres perspectives sur le corps livrent un profil de gauche et une femme de trois quarts à droite. Au-delà, une suivante, dont on voit le buste avec un sein découvert, soutient un autre corps, celui de Callisto en pâmoison. La grossesse de la nymphe n’est guère plus marquée que le ventre rebondi de ses compagnes aux formes généreuses. C’est sa détresse qui la met à part et attire le regard. Sa défaillance paraît comme l’effet d’un sort jeté par le doigt impérieux de la déesse alors qu’un putto de pierre déverse impassiblement l’eau d’une amphore.
Ici, comme dans ses autres tableaux, Titien est un maître de ce que Diderot appelle le « moment » en peinture. Ailleurs, Andromède enchaînée lance des regards implorants à l’instant précis où Persée s’élance du ciel. Emportée par le taureau, le corps renversé et comme convulsé, Europe s’accroche à une corne sans bien savoir ce qui lui arrive. Cette prise de conscience en cours est aussi celle de Danaé dont la servante âgée met en valeur la blancheur et la beauté alors que la pluie d’or se met à tomber. Les arrêts sur image transforment l’immobile en narration. Nous devinons ce qui vient de se produire. Nous avons l’impression d’entendre la malédiction de Diane, d’assister en direct au malaise de sa suivante. Titien fait de nous des spectateurs engagés dans l’intimité d’un événement en cours et pas simplement des voyeurs.
Trois des six scènes dépeignent la même déesse. Les jeux de regards dans Diane et Actéon s’entrecroisent. Nous sommes derrière le jeune chasseur qui, aperçu de profil, paraît aussi surpris que les nymphes interrompues dans leurs tâches. Parmi elles, tout à fait à droite, revêtue, à la différence de ses compagnes, d’un vêtement drapé à rayures, une femme noire tente de voiler la déesse. Les autres personnages, dans leur nudité, mettent en évidence, dans une représentation sans académisme, les différentes parties de leurs corps. Les rencontres se déroulent dans des architectures de fantaisie qui rappellent les caprices. L’eau coule de bouches de fontaines, la nature reprend ses droits, semant des feuillages au détour des arches et des colonnes. Une autre transformation frappe dans La Mort d’Actéon (1559-1575), qui n’avait jamais été rapprochée des cinq autres peintures – elle n’a pas été livrée par l’artiste. Son visage désormais figé en tête de cerf, Actéon, créature chimérique attaquée par les chiens, se laisse entrevoir dans le feuillage alors que Diane, en chasseresse, occupe le premier plan, comme une réponse triomphante au jeune homme interloqué qui l’avait surprise au bain. Dans le lointain, au fond des bois, un cavalier passe.
Les amours déréglées conduisent au châtiment mais les personnages tirés des légendes de jadis sont touchants dans leur fragilité, dans leurs expressions. Audace et crainte, honte et questionnement les traversent comme lorsque Adonis s’arrache des bras de Vénus pour aller au-devant de la mort ou qu’Andromède se prend à espérer sa libération. Titien réussit admirablement à donner une valeur narrative à ces scènes mais aussi à leur conférer un charme étrange, en partie grâce à ses décors idéalisés au sein desquels l’humanité des personnages acquiert une dimension encore poignante plus de quatre siècles après leur création pour un prince au goût artistique exercé. Le peintre, qui entendait rivaliser en termes visuels avec l’art poétique, les désignait lui-même sous le nom de poesie.
Si l’exposition propose aussi, en guise de prolongement et de contextualisation, d’autres œuvres de Titien, en particulier de formats plus petits, et de ses contemporains, les pièces maîtresses de l’ensemble sont, à n’en pas douter, ces six toiles : jamais la mythologie n’a paru plus près de nous que dans le désarroi d’une Callisto ou l’effroi de ses compagnes, la détresse d’Europe, l’espérance d’Andromède ou la colère de Diane.