Les éditions Kontr font un bel effort pour traduire des textes variés qui attestent que les cultures littéraires turque et kurde sont bien vivantes. Elles publient aujourd’hui un roman de Kemal Varol, qui enseigne la littérature turque à Diyarbakir, et ne négligent pas la poésie avec deux recueils, l’un de Choman Hardi, du Kurdistan irakien, l’autre d’Isik Ergüden, grand traducteur vers le turc.
Kemal Varol, Ouâf. Trad. du turc par Sylvain Cavaillès. Kontr, 241 p., 22€
Choman Hardi, Considérer les femmes. Trad. de l’anglais par Victor Martinez. Kontr, 112 p., 15 €
Isik Ergüden, Que les ténèbres soient ! Trad. du turc par Sylvain Cavaillès. Kontr, 120 p., 18 €
Ouâf, le personnage principal de ce roman turc, est un chien. Le roman commence par son arrivée dans un refuge. Il est prostré et refuse de parler – car il parle – à ses compagnons ; il est vrai qu’il n’a plus de pattes arrière… Un vétérinaire ingénieux, pour lui permettre de se déplacer, l’installe sur un chariot à roulettes. Reprenant vie, ce chien doué d’une nature amoureuse et d’une pensée sagace va conter ses aventures picaresques dans un Kurdistan turc en guerre. Si la géopolitique humaine ne le passionne pas, il observe cependant les troubles qui agitent la région et auxquels il est malheureusement mêlé. Romancier et poète, Kemal Varol a reçu plusieurs distinctions, dont le prix Cevdet Kudret pour Ouâf. Ce roman a un parfum de conte philosophique, et présente le grand mérite de manifester une certaine légèreté humoristique dans un contexte calamiteux.
Avant d’être mutilé, ce chien errant tente de survivre dans une vieille ville entourée de remparts en pierre de lave noire, qui pourrait bien être Diyarbakir. Il se distrait parfois en assistant à des projections de vieux films turcs dans un cinéma désert, dont le propriétaire est amoureux d’une actrice qu’il ne se lasse pas de contempler. Le chien n’aime guère les dessins animés de Tintin car Milou est « un chien si agité, si intelligent, c’était trop beau pour être honnête ». En revanche, il s’amuse du « clébard demeuré » de Lucky Luke : Rantanplan ! Serait-il un mélange des deux ? Quoi qu’il en soit, il fume des cigarettes et prend même goût à des herbes dont la morale réprouve la consommation.
Il tombe éperdument amoureux d’une petite chienne qui a pour territoire… le seuil du Parti kurde qu’elle n’hésite pas à défendre quand la police fait irruption. Un jour, ils sont capturés par les agents des services secrets. Si la chienne disparaît, le héros canin devient chien militaire. Les soldats le surnomment « Mikasa », ce qui en argot signifie « homosexuel », car il dédaigne les jolies chiennes. Ils ignorent que le chien vit un chagrin d’amour dont rien ne peut le consoler.
La vie de caserne a ses avantages : il est nourri et gagne une certaine popularité quand il devine – car il a des dons – les scores des matchs de football, faisant ainsi des heureux qui gagnent au loto sportif. Étant un chien qui cultive la distance, il ne prend pas parti dans le conflit mais il est capable de remarquer les convois armés, les arrestations et les corps enterrés à la sauvette, les hélicoptères et les tanks. Toutefois, il observe que les soldats turcs ne sont en rien des fanatiques et qu’ils aspirent surtout à rentrer chez eux. Son maître-chien envoie des lettres à ses amis qui ne répondent jamais ; quant à sa fiancée, elle l’écoute à peine au téléphone. La galerie de portraits qu’il fait des soldats, car il y a du Saint-Simon en lui, exprime tout l’ennui et la tristesse de l’espèce humaine : « Ils insultaient le temps qui ne passait pas ».
Lucide, sur le champ de bataille, il constate que les rebelles, « les gens de l’Est au sommet des montagnes », et les soldats turcs ont le même âge et que tous « empestaient la mort ». Il s’émancipe alors de sa fonction pour affirmer que cette guerre n’est pas la sienne mais qu’il en a une autre à mener. Sa haine va à celui qui l’a séparé de sa bien-aimée et qu’il soupçonne d’avoir fait subir à celle-ci de très mauvais traitements. Il va jouer au bon chien placide, endormir la méfiance du tortionnaire assassin et se venger spectaculairement, d’autant qu’il devient chien démineur. Il n’est plus alors ni Rantanplan, ni Milou, mais un peu Croc-Blanc… Ce récit bien mené et fort bien traduit par Sylvain Cavaillès est une fable qui en dit plus long qu’il ne semble sur l’interminable conflit.
Les éditions Kontr publient aussi un recueil de Choman Hardi, qui est d’origine kurde irakienne. Ses frères étaient « peshmergas » et sa famille a clandestinement gagné l’Iran en 1988, alors qu’elle avait quatorze ans. Elle recueille très tôt des témoignages de victimes et, poursuivant des études en Grande-Bretagne, elle effectue un doctorat sur la santé mentale des femmes kurdes réfugiées. En 2014, elle est retournée dans son pays d’origine pour enseigner. Elle écrit dans sa langue maternelle mais aussi en anglais.
Les trois volets du recueil offrent trois facettes des préoccupations de la poétesse. Considérer les femmes montre sans ambages que la guerre ne se fait pas seulement contre la dictature de Saddam Hussein mais aussi contre les femmes, qui sont ainsi doublement victimes. Le poème « La leçon de maths » évoque la perversité d’une enseignante qui suspend son cours pour interroger une jeune fille dont la sœur a été tuée par son père, afin de raconter les détails du crime « dans la salle des professeurs à l’heure du thé ». Choman Hardi n’hésite pas à interroger sévèrement « la mère patrie », la nature du peuple, la révolution, dénonçant le fait que : « La force et la violence sont sœurs / et les femmes sont seules ». Suit la partie consacrée à « l’Anfal », nom de code pour les huit opérations génocidaires organisées par Saddam Hussein, de février à septembre 1988, alors que la guerre contre l’Iran touchait à sa fin. Ce terme, « Anfal », est le titre d’une sourate du Coran qui indique comment partager le butin, sans oublier la part du pauvre et la préservation des valeurs morales. Voulant mettre un terme aux liens qui unissaient la guérilla kurde persophone avec l’Iran et désireux d’anéantir la communauté, il chargea son cousin, vite surnommé « Ali le Chimique », de planifier les bombardements, les gazages, les déportations, les camps… 2 000 villages furent détruits ; le bilan serait de 100 000 victimes.
Choman Hardi évoque sans pathos des scènes de guerre effrayantes, comme celle du gazage qui dégage « une odeur de pomme douce au début » puis rend aveugle une mère qui ne peut dire adieu à son enfant qui meurt. Et que dire du combattant épuisé, fuyant dans les montagnes et qui, ne parvenant plus à avancer, ferme son sac de couchage en disant « adieu » alors que les flocons de neige le recouvrent. « Le Blues du chercheur » relate la difficulté pour celle qui recueille les témoignages d’en entendre davantage sans mettre en péril son équilibre mental… La dernière partie, plus personnelle encore, évoque « Les Années anglaises » ainsi que le retour en Irak : « Tu n’as pas compris pourquoi je rejoignais encore la poussière et la ruine, / vers les cœurs brisés qui ont brisé mon cœur ». Ces poèmes pourraient sembler « militants », qualification qui n’a d’ailleurs rien de déshonorant ; pourtant, ce qui frappe d’emblée, c’est la capacité à restituer des scènes entières en peu de mots, avec quelques détails choisis. D’autre part, la force de la compassion et de l’indignation est partout sensible dans ces textes.
Un autre poète, Isik Ergüden, dans une inspiration très différente, donne Que les ténèbres soient ! L’injonction n’a pas tellement besoin d’être proférée tant la prose poétique du recueil est sombre mais aussi tendue. La rage de dire pour sortir de soi, du banal et du convenu, s’exprime comme un torrent dans des pages en caractères romains. En face, en italique, la parole s’évade dans un espace plus respirable, parfois lyrique, et qui fleure la mythologie et le conte. Fausse écriture automatique, les poèmes sont moins hermétiques qu’il n’y paraît car s’y dégage une vision où rêve, livre et écriture valsent.
j’ai revêtu le lointain
sur mon dos la toge ancienne de la distance
j’ai désormais une voix dépourvue même de son
j’irai appeler les tortues
sans bateau
C’est une poésie à méditer, d’autant qu’Ergüden jouit d’une vaste culture puisqu’il a traduit un nombre stupéfiant d’auteurs dont Althusser, Bataille, Bachelard, Blanchot, Deleuze, Foucault et Pessoa… À dix-neuf ans, en 1979, il fut mis en prison pour douze années pour ses activités politiques de gauche… Il n’est pas surprenant que, dans le recueil « Au Crayon » qui clôt l’ouvrage, l’univers carcéral s’impose :
Je sais où je me trouve. C’est un lieu sous éclairage artificiel […]. Un lieu enroulé sur son propre vide.