Trois nuits dans la vie de Berthe Morisot fait pendant à Trois jours dans la vie de Paul Cézanne, publié par Mika Biermann l’an dernier. C’est, en littérature, un peu l’équivalent du Van Gogh de Pialat : non un récit biographique, mais un bloc de fiction façonné à partir du réel. Concentré et abrupt comme un tableau. Le portrait en mots d’un personnage magnifiquement vivant, autant qu’un art poétique de la liberté, pour dire quelque chose de la peinture et de ce que ça signifiait d’être femme et peintre au XIXe siècle.
Mika Biermann, Trois nuits dans la vie de Berthe Morisot. Anacharsis, 112 p., 12 €
Berthe et son mari Eugène, frère d’Édouard Manet, prennent le train pour la campagne. À la gare de Soullion (village fictif), ils rencontrent Nine, dix-sept ans, « rousse et peu lavée. Ses boucles, luisantes comme du cuivre brossé, coulent sur ses épaules, sautent vers ses reins. Ni nattes, ni chapeau ». Souillon, on pourrait la voir ainsi, mais ni l’auteur ni les personnages ne la considèrent comme ça. La découvrant, « Berthe sent un pincement au cœur, un tintement à l’entrejambe ». Elle reconnaît « le triomphe dans le regard des adolescents : ils ont gagné à la loterie sans avoir misé un kopeck », alors qu’elle-même ne se trouve plus jeune. Elle a trente-quatre ans, ce qui permet de situer le récit : on est en 1875. Berthe et son mari ont faim, ne savent pas allumer le fourneau, ils aimeraient faire de Nine leur domestique. Mais la jeune paysanne leur résiste, juste ce qu’il faut pour conserver sa liberté.
Bien entendu, Berthe est là pour « peindre un peu ». En liberté aussi, sur le motif. C’est l’été. L’année précédente, elle a été la seule femme, avec trente hommes, à participer à la première exposition impressionniste, chez Nadar. Elle s’est fait traiter de « prostituée ». Pissarro l’a défendue à coups de poing. Dans cette province, loin du parrainage envahissant d’Édouard Manet qui n’hésitait pas à retoucher ses tableaux, loin du groupe impressionniste, elle peut écouter ses propres envies. Elle aimerait peindre Éros et Psyché, mais n’ose pas : elle passerait alors pour « traître à la cause ». Berthe hésite entre ses désirs et les normes sociales qui se dressent sur sa route comme autant d’obstacles. La liberté de la peinture ne va pas sans celle des corps ; la sensualité de l’amour à laquelle aspire Berthe ne se sépare pas de l’art et du quotidien. Après s’être baignée nue dans la rivière, elle revient peindre au même endroit. Plus tard, le parallèle est explicite. Pour un tableau comme pour le sexe : « Trop rapide. Trop lent. Tout peut foirer à chaque instant ». C’est qu’en 1875 « le nu est partout, sauf dans la vie », sur tous les tableaux académiques, mais pas dans la chambre conjugale.
De même que dans Trois jours dans la vie de Paul Cézanne on sentait la chaleur du Midi et la sécheresse de la nature provençale, Trois nuits dans la vie de Berthe Morisot fait éprouver la campagne tempérée de régions situées plus au nord – Creuse, Île-de-France, Normandie. Maison, jardin, sentiers, vergers, village… L’eau. Les paysages impressionnistes. « Le soleil transforme les feuilles en verre, la poussière en or, la rivière en lumière. » Par des phrases courtes qui sont autant de touches successives, sans jamais la figer, l’enclore, Mika Biermann, avec le sens de la condensation qui le caractérise, représente une femme forte, libre, joyeuse. Une femme qui sait ce qu’elle veut mais doit déployer énormément d’efforts pour l’obtenir. Pendant les journées, le rythme est vif, clair, volontaire, mais heurté, comme Berthe portant son matériel sur les chemins – dans Trois jours dans la vie de Paul Cézanne, déjà, Peintre Paul suait comme « un âne bâté » pour rejoindre le motif. Cherchant à desserrer le corset de l’époque, Berthe bute sur les nœuds, tâtonne mais s’entête. Lorsqu’on suit ses pensées, en particulier durant les nuits, la cadence des phrases se fait plus douce et plus ample, comme une chanson méditée, une mélodie retenue à l’intérieur de soi.
La confrontation avec le curé et le châtelain rappelle de quelle manière on considérait alors la peinture comme les femmes. Parlant d’art, les deux notables ne s’adressent qu’à Eugène ; l’Olympia de Manet va pervertir la jeunesse, Courbet est la « bête immonde », etc. « Allez vous faire cuire votre lapin ! », finit par jeter Berthe au prêtre moralisateur et hypocrite, amateur de gibier.
Alors que Trois jours dans la vie de Paul Cézanne se déroulait dans une Provence intemporelle, ici l’époque s’impose. Dans sa pudibonderie, mais aussi, en creux, par ses violences. Berthe pense à Frédéric Bazille, tué sur le champ de bataille en 1870. Elle pense au siège de Paris, pour se dire qu’elle aussi : « Un jour elle montera dans une montgolfière » : elle pense à la liberté dont une femme, en 1875, est largement privée, et qu’elle doit donc conquérir. On songe au Van Gogh de Maurice Pialat pour le choix de la présence plutôt que de la description ; pour la lutte sourde que l’artiste mène contre ce qui l’entoure afin de créer ; pour l’éclat du monde, avec cette différence que, chez Biermann, la joie l’emporte.
Nine accepte enfin de faire la cuisine. Même si son père la bat, elle incarne le naturel dont la peintre a soif. Nine ne porte pas de corset, marche pieds nus, ne s’embarrasse pas de bonnes manières. Elle a l’instinct du moment, chante La Rirette, chanson paillarde, quand il le faut, ou Le Temps des cerises. Au-delà de l’évocation indirecte de la Commune, les mots cités – « il est bien court le temps des cerises » – peuvent s’appliquer à ce que vit Berthe. Quelques nuits de libération estivales.
Quand elle entreprend le portrait de Nine, l’acte de peindre est détaillé. C’est là qu’il ne faut aller ni trop vite ni trop lentement. « Le désir de peindre un bon tableau devient très fort. C’est bon, le désir, c’est un bon guide, on peut peindre avec. » Ça tombe bien, Nine plaît aussi à Eugène. La quatrième nuit – Mika Biermann s’accorde ses propres licences : il y a quatre nuits et non trois – sera celle de l’émancipation.
Malgré tout, le lendemain, on reprend le « costume de voyage », la « robe de ville », les « bottines ». Eugène veut rentrer à Paris. Comme on fuit un pays en guerre, « après un âpre combat ». Alors « Berthe se rend compte qu’ils n’en parleront jamais. Que cette nuit sera effacée de leur histoire, et de l’histoire de l’art. Il lui restera sa peinture et ses yeux pour pleurer ». Elle s’est sentie obligée d’abandonner le portrait de Nine. C’eût été emmener la jeune fille. À l’avenir, elle peindra sa sœur, son mari, son enfant à naître ; costumes boutonnés, corsets et bottines. Pas de modèles délurées, de libertés incarnées. Mais du moins le portrait de Nine était « un bon tableau. C’est déjà ça ».
Trois nuits dans la vie de Berthe Morisot brille d’allégresse, de malice et de bonheur, mais l’âpreté y palpite aussi, et un regret sombre. On s’y tient comme à l’entrée d’un corridor, face à la clarté éclatante de l’extérieur, mais conscient que l’ombre derrière soi nous retient de tout le poids contraignant de l’ordinaire. Ce récit de quatre nuits secrètes nous fait peut-être entendre pourquoi les portraits de Berthe Morisot par Manet sont plus célèbres que ses propres œuvres. Pourquoi c’est Manet qui peint une femme – elle, Berthe – étendue sur un sofa, dans une pose considérée à l’époque comme impudique, nous fixant bien en face. Avec cette force. Pourquoi, si la place de Berthe Morisot dans l’histoire de la peinture est loin d’être négligeable, elle n’atteint pas celle de Manet ou de Cézanne.
Mika Biermann nous donne à lire une Berthe intense, lucide et vibrante comme sur les peintures de Manet, mais qui n’est ainsi que dans l’intimité de quelques nuits, d’un bref séjour à la campagne. Montrant toute la force et le désir de peinture qui lui ont permis d’être femme et peintre en 1875, mais aussi ce qui l’a sans doute empêchée de s’accomplir davantage : une société conservatrice et sexiste, en dépit de laquelle, dans cette centaine de pages, elle rayonne de vie.