Interpréter une tragédie antique, c’est à la fois la traduire et la mettre en scène. Ces deux modes d’interprétation engagent des partis pris concernant en particulier l’idée que l’on doit se faire de la proximité ou non de ces textes très anciens. Ceux-ci peuvent-ils nous parler directement ou faut-il, d’une manière ou d’une autre, les actualiser ? La question est à la fois théâtrale, philologique, philosophique. Alors que, dans Les Antigones, George Steiner avait étendu au monde entier son champ d’investigation, Claire Lechevalier s’est contentée de la France et de l’Allemagne.
Claire Lechevalier, Actualité des tragédies grecques entre France et Allemagne. La tentation mélancolique. Classiques Garnier, coll. « Perspectives comparatistes », 378 p., 46 €
En vérité, c’est déjà énorme, même en se bornant à quatre décennies. La différence d’approche des livres de Claire Lechevalier et de George Steiner ne tient pas seulement au fait que le second n’a considéré qu’une pièce – certes la plus jouée dans le monde dans les diverses versions qui purent en être faites. C’est aussi que notre rapport à la tragédie grecque a beaucoup changé assez récemment.
Corneille donnait à Œdipe une sœur amoureuse de Thésée, Racine oubliait le fils qu’Andromaque a eu avec Pyrrhus. Ni pour l’un ni pour l’autre, le grand tragique grec n’était Sophocle. Euripide les intéressait bien davantage, surtout via ses adaptations par Sénèque. Jusqu’en 1852, la Comédie-Française n’a connu Œdipe que dans la version de Voltaire, succédant à celle de Corneille. C’est seulement en 1858 qu’elle s’est intéressée à celle de Sophocle. Au milieu du XXe siècle, la mode était de donner des versions modernistes de quelques pièces antiques. Avec Anouilh, Brecht, Cocteau, Antigone est une jeune fille d’aujourd’hui confrontée aux régimes autoritaires qui ont mené à la Seconde Guerre mondiale. Giraudoux espère, en 1938, que « la guerre de Troie n’aura pas lieu » et compose une Électre, Sartre évoque Oreste devant un parterre d’officiers allemands qui veulent bien ne pas comprendre les allusions subversives de la pièce.
Le temps n’est plus à cet usage de la tragédie grecque. Claire Lechevalier commence son livre avec la mise en scène des Bacchantes par Klaus Michaël Grüber à Berlin-Ouest, en février 1974 – un moment inaugural en ce qu’il a scandalisé. Dans un tout autre registre, on pourrait penser à ce qu’a représenté le Ring de Boulez-Chéreau, deux ans plus tard, à Bayreuth. La question est celle du rapport à une tradition d’autant plus puissante qu’elle est plus ancienne ; pour la tragédie antique, elle remonte à la Renaissance. Ce n’était pas seulement affaire d’érudits : la figure d’Antigone est constitutive de la conscience politique des Occidentaux, avec cet autre grand thème de méditation qu’est l’effondrement de l’Empire romain.
Pour la modernité du dernier demi-siècle, l’enjeu n’est plus de découvrir les richesses des tragédies grecques. On ne se contente plus de la triade Antigone–Œdipe–Électre, on joue aussi l’Orestie, Philoctète, Les Suppliantes, Les Phéniciennes, et surtout Les Bacchantes. Néanmoins, s’installe l’impression décourageante d’avoir fait le tour de cette trentaine de pièces et de les avoir trop jouées pour qu’il reste encore beaucoup à y découvrir. Vient aussi ce doute : ces tragédies ont-elles encore quelque chose à nous dire ? Pas seulement parce que nous les connaissons trop bien pour les entendre, mais aussi parce que l’évolution de la société moderne envahie par d’abrutissants médias a créé un abîme entre la culture des uns et la totale inculture de la plupart des bacheliers.
On se demande donc s’il faut aller contre la tradition – question faussement claire puisqu’il faudrait d’abord savoir de quelle tradition il s’agit. Parle-t-on de celles instaurées durant les décennies précédentes ? De celle propagée par l’institution scolaire et universitaire ? De ce que l’on pourrait appeler le classicisme (qui, pour Œdipe, n’est certes pas Corneille) ? Bref, il est clair que les tragédies grecques viennent de loin mais il n’est pas clair de déterminer ce qu’il en est exactement de cet éloignement : plutôt que le siècle de Périclès, ne serait-ce pas le XIXe, celui de la philologie triomphante ? Les traditions qui paraissent les mieux ancrées sont souvent bien plus récentes qu’on ne voudrait le croire. C’est pourquoi le rejet d’une tradition peut passer par le retour à quelque chose de plus ancien.
S’agissant des tragédies grecques, la modernité des années 1970 a eu recours aux études et aux traductions dues à Hölderlin. On y a vu un retour vers une Grèce plus archaïque que celle à laquelle l’institution scolaire s’était accoutumée. Certains, du côté des lecteurs de Heidegger, voyaient en Hölderlin le grand poète de la philosophie. En réalité, pour ce qui concerne les tragiques grecs, Hölderlin est surtout le penseur d’un retournement de perspective. Après plusieurs siècles à dominante euripidéenne, c’est lui qui met en avant la profondeur philosophique et religieuse de Sophocle. Cela ne signifie pas que nos modernes tourneraient le dos à l’art théâtral d’Euripide, mais la pièce de cet auteur qui aura leurs faveurs sera désormais celle dont la dimension religieuse (et, partant, « archaïque ») les intéressera le plus : Les Bacchantes – vers laquelle Corneille, Racine ou Voltaire se sont bien gardés d’aller.
L’impulsion donnée par ce retour vers Hölderlin s’est aussi traduite par un « nouveau rôle » donné aux philologues, éventuellement en liaison directe avec des metteurs en scène, comme pour Jean et Mayotte Bollack dont on ne saurait surestimer l’importance exemplaire. C’est beaucoup grâce à eux et à l’école intellectuelle qu’ils ont suscitée, dont Pierre Judet de La Combe est à l’heure actuelle une figure de premier plan, que les textes des tragiques ont été restaurés au sens où on le dit d’un tableau. L’encrassement, en l’occurrence, était moins dû à une accumulation de fautes qu’à une lecture classicisante qui gommait les éventuelles aspérités. Les traductions des Bollack peuvent donc avoir quelque chose de rugueux, propriété dans laquelle il faut voir la volonté de retrouver la voix originelle.
Certains metteurs en scène, qui ne sont pas des moindres, ont voulu s’inscrire dans cette même perspective et se sont proposé de retraduire eux-mêmes les tragédies qu’ils voulaient monter. C’était ouvrir la voie à une autre démarche anti-classique consistant à prendre la pièce antique comme un matériau pour « donner idée » de ce qu’a pu être ce « théâtre grec conçu comme civique et politique ». Dans cet esprit, Vitez insère dans son Électre de Sophocle des fragments de Yannis Ritsos qui eut maille à partir avec le régime des colonels. Il voulait ainsi montrer que « la Grèce existe toujours, et qu’elle n’est pas seulement le pays du Parthénon en ruines ou le berceau de la démocratie, en ruines elle aussi, ou de la tragédie antique ». En jouant ainsi d’une actualisation qui, chez certains, a pu paraître artificielle, on prend position sur la question de savoir si l’on voit principalement dans ces pièces des tragédies des origines ou des tragédies modernes. Rien bien sûr n’interdit à un homme ou une femme de théâtre d’aborder la même pièce tantôt d’un point de vue, tantôt de l’autre.
Ce livre de Claire Lechevalier vaut largement par l’exhaustivité de ses références aux mises en scène présentées en Allemagne et en France durant quatre décennies. Le lecteur découvre à l’occasion que le nombre de ces interprétations se compte plutôt en centaines, ce qui en dit long sur l’extrême popularité de ces tragédies si anciennes qui ont donc encore beaucoup à nous dire – ou auxquelles nous croyons pouvoir demander tellement. Claire Lechevalier propose un classement à la fois souple et stimulant, sans se croire tenue de nous faire part de ses préférences : de chacun, elle s’attache à montrer ce qu’il ou elle a voulu faire, selon quelle logique. Grâce à quoi elle a élaboré un bel outil de travail pour qui voudra à son tour mettre en scène une tragédie grecque, ou pour qui aura assisté à un tel spectacle et voudra en comprendre le parti pris. Un livre qui stimule le désir de théâtre !