Dé-dra-ma-ti-ser

Pour la première fois depuis qu’il publie, Olivier Cadiot précise le genre de son livre : Médecine générale est un « roman ». C’est vrai. Il propose trois personnages : le narrateur, une amie et un garçon croisé par hasard. Il fixe un cadre temporel : entre aujourd’hui et les années 1970. Et un espace : le Sud-Ouest, tel qu’il se construit depuis l’époque féodale. L’intrigue ? Il n’y en a pas. Nos trois comparses devisent, délirent, et c’est fou le nombre de pensées et d’angoisses qu’ils expriment. Sur un ton de farce et de comic’ cosmique unique, propre à Olivier Cadiot.


Olivier Cadiot, Médecine générale. P.O.L, 393 p., 21 €


L’histoire commence sur les chapeaux de roue : le narrateur est au volant et transporte le corps de son frère mort au son de l’Incarnatus, extrait d’une superbe messe de Haydn. Coup de gong tragique, musique des sphères : le roman d’Olivier Cadiot se décompose depuis ces hauteurs. D’emblée le sublime est coupé par le burlesque. La mort fait pleurer de rire. L’écrivain s’interdit les larmes.

La cadence de la prose cahote, les images s’entrechoquent. Cadiot « pense en avance », plus vite que son ombre, et ça lui fait mal. Son rythme n’est pas celui d’une grand-messe, il est trop saccadé, trop heurté, ou alors ce serait celui d’une messe en 33 tours passée en 78 tours, comme du temps de sa jeunesse, celle des disques microsillons.

Vous riez, donc. Au même moment, vous êtes stupéfait car l’écrivain attaque aussitôt sur le mystère de la Résurrection. Incarnatus est : le corps (celui du frère qui se désagrège et le vôtre), l’âme, la transsubstantiation, croire, ne pas croire… « Des années de catéchisme au temple » ne s’effacent pas d’un trait. Les grandes, très grandes questions du sens et du néant innervent le livre jusqu’au bout. Elles s’amenuisent à mesure que l’histoire acquiert de la chair, mais elles font de ces premières pages une ouverture grandiose, assez époustouflante, fusionnant métaphysique, religion et merveilleux du pays d’Alice.

Le rire de Cadiot n’est jamais maléfique, il est proche de celui de l’enfant désarmé caché sous les habits d’une intelligence facétieuse à la folie. Il est aussi le masque d’une douleur enfouie, étirée et éparpillée dans le roman : une allusion par-ci, un mot par-là, une ou deux ombres de suicide entre les lignes, des miettes de conflits familiaux coincées dans les plis du livre.

Des accents autobiographiques éprouvants résonnent dans Médecine générale, mais on trahirait la puissance comique de l’écrivain, et sa réserve, en cherchant à savoir qui est qui. Au diable l’autofiction et ses éternels débats pour trier le vrai du faux ! Médecine générale n’est pas un roman à clés. On peut évidemment relever un « C’est la première fois que tu parles de toi ». On peut aussi souligner les dernières pages où rôdent la terreur, la peur, le sentiment d’une mort imminente. Le dernier roman d’Olivier Cadiot a une valeur testamentaire inattendue, mais le mot de la fin est confié à la vie et à la création.

Médecine générale, d'Olivier Cadiot : dé-dra-ma-ti-ser

Olivier Cadiot (janvier 2021) © Jean-Luc Bertini

Alors, suivons la pente de Cadiot-l’artiste, abandonnons les deuils intimes pour remarquer que son réservoir d’objets et d’images comprend le feutre, matière douce, ouatée, épaisse, grise, qui atténue les chocs. Et si le feutre était la matière de la consolation ? « Une couverture de feutre entourait impeccablement toutes les choses » ; le brouillard dans le ciel était un « bombardement de feutre » : ici, le feutre est plutôt la laine des rêves. Faut-il aller jusqu’à évoquer les installations de l’Allemand Joseph Beuys ? Il faudrait téléphoner à l’écrivain pour le lui demander.

Cadiot a traduit Shakespeare, il a reconnu dans les mots du dramaturge la finesse de l’étoffe qui sépare la matière réelle de la matière onirique. Les clins d’œil à La nuit des rois ou tout ce que vous voulez, version Cadiot, soulignent l’arbitraire et l’invraisemblance : quelle idée de jeter des personnages sur une île pour rebattre les cartes et tout recommencer ! « Disparaître de la circulation et reprendre tout à zéro » est un fantasme profond chez Cadiot : avant, son double récurrent se nommait Robinson.

Les personnages de Médecine générale, eux, n’apparaissent qu’à la page 55, le jour où le narrateur rencontre Mathilde, une amie du lycée Condorcet qu’il avait perdue de vue. Elle est revenue à Paris après trente ans d’anthropologie en Amazonie. Le narrateur et elle décident d’aller se réfugier dans la maison familiale de Mathilde dans la campagne du Sud-Ouest. En chemin, ils rencontrent un garçon simple, Pierre, qui sait qu’il ne sait rien. Il joue le rôle de l’esclave des dialogues de Platon, il permet d’alimenter la pensée. Le roman est un éloge de l’ignorance, éloge savant mais pas docte.

Nous avons un trio de personnages, ou plutôt une trinité. « […] je joue le Père, Pierre le Fils, Mathilde le Saint-Esprit », suggère l’écrivain avant de rappeler qu’il pourrait permuter les rôles. Suivent des paragraphes désopilants sur ce casting divin qui feront les délices des esprits avisés. Écoutons, car la voix du narrateur est très particulière. Il vient de rencontrer Mathilde : « On marche et comme on ne dit plus rien, sauf de banals je suis content(e) de te retrouver, on voit bien que nos deux promeneurs réfléchissent. » La phrase bascule d’un « on » incarné, romanesque, usuel (Mathilde et moi), à un « on » abstrait, éloigné, soudain vu d’ailleurs. L’effet est celui d’un dos d’âne et il est au cœur de la voix de l’écrivain.

En effet, nous marchons dans la glaise, au cœur du Sud-Ouest, région de l’écrivain. Le roman est ancré dans ce territoire dont il saisit les changements depuis l’époque où la vie se divisait entre seigneurs et serfs. Bourgs, villages, rase campagne, voisins de toujours : ils sont là et apparaissent en général au début d’un chapitre, comme une chiquenaude qui permet de faire surgir des fragments de champs, de routes et d’idées, des aperçus d’une terre apprivoisée depuis longtemps, parfois pleine de laideur et de parpaing.

Il y a chez Cadiot un lecteur de Bruno Latour sensible aux contours, aux couleurs, aux bâtisses, aux transformations apportées par la main de l’homme, mais aucune concession à la collapsologie ambiante. L’écrivain extrait des détails pour les transférer sur un autre support. Il est plus lucide, voyant, que pessimiste, et s’il l’est, pessimiste, il se contente de lâcher avec étonnement : « C’est quand même un comble, dit Mathilde, de devenir un touriste dans son pays d’origine ».

Ce pays d’origine, Bordeaux et le Sud-Ouest, est aussi celui de Mauriac et de Sollers. Est-ce un hasard ? Médecine générale est un roman où l’empreinte sociologique et la sensibilité à la classe sont très présentes, même si la discipline nommée sociologie est parodiée avec une drôlerie plutôt respectueuse. Oui, le narrateur est né du bon côté, mais la honte et la culpabilité reviennent, douloureuses et sincères.

Le livre écorche la bourgeoisie avec férocité mais douceur, c’est paradoxal mais ô combien compréhensible. Des secrets de famille affleurent, des traces de guerres anciennes et récentes, de divisions fratricides. Alors le ton se fait moins comique, plus fatigué, plus las, écartant le politique pour lui préférer la tolérance, l’acceptation des opinions qui vous heurtent. S’entretuer pour des idées ? semblent douter ces pages. Des gouttes de sang perlent, mais aussi une connaissance de soi et une reconnaissance – je suis ce que je suis.

Médecine générale est un récit en apparence éclaté mais, au fond, très cohérent et centré. Je est là. Les errances des personnages sont nettement circonscrites par l’écrivain, y compris les échos d’ivresse gombrowiczienne (le cosmos, la vieille aristocratie polonaise, le latin que l’on imite ou la poésie dont on se fout). On recommande de lire le livre comme un alcool fort, un shot, puis un autre, et encore un autre, après une pause. Ou, pour les connaisseurs, d’un trait, cul sec.

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