Níkos Kazantzáki (1883-1957) demeure l’auteur grec le plus traduit et publié en France. Un roman inédit, non paru en Grèce en raison du covid, ne passera donc pas inaperçu. Cette primeur accordée aux lecteurs français aurait plu au Crétois, qui a tout fait pour exister en Europe. Coïncidence, c’est un peu le sujet de L’ascension : un romancier grec quitte la Crète dévastée de 1946 pour convaincre les intellectuels anglais de former un mouvement pacifiste. Émouvant, bancal, annonciateur de romans plus aboutis, ce texte est pétri des grands motifs de Kazantzáki, il en possède le souffle et l’angoisse. Il est aussi, malgré lui, révélateur des lacunes et des anomalies propres à l’édition de la littérature grecque en France.
Níkos Kazantzáki, L’ascension. Trad. du grec et postfacé par René Bouchet. Cambourakis, 222 p., 22 €
L’ascension n’est pas un livre caché au fond d’une grotte crétoise et retrouvé par miracle. Si son existence était connue depuis des années, ce texte datant de 1946 a toujours été considéré comme préparatoire. De fait, certaines de ses pages se retrouvent développées dans deux romans postérieurs, La liberté et la mort (1947) et Le Christ recrucifié (1948). Pourquoi cette non-publication à l’époque ? La conscience d’une construction imparfaite ? Un revirement face au comportement révoltant du Royaume-Uni à Chypre dans les années qui suivirent ? Difficile à déterminer, de même qu’est mystérieuse la décision des ayants droit de laisser publier ce texte aujourd’hui. N’empêche, sa trame est forte.
À l’issue de la guerre, Cosmas, écrivain en devenir, et Noémi, sa femme juive survivante des camps, parviennent en Crète. Après un premier arrêt à la maison familiale de Cosmas, hantée par la présence de son père récemment décédé, le couple traverse des villages en ruine et décimés par la répression nazie. Kazantzáki avait été envoyé en Crète par le gouvernement pour faire un état des lieux de la guerre : ce qu’il écrit, il l’a vu.
Assaillie par des réminiscences cauchemardesques, Noémi tente de s’acclimater à cette île inconnue, farouchement antisémite et meurtrie par l’Occupation. Une angoisse effrayante teinte toute leur traversée de l’île, voyage entre les tombes des partisans grecs entrecoupé d’évocations de la Shoah. Ancestrales et funèbres, les lamentations du peuple côtoient la plus terrifiante modernité. Dans cette désolation, ces deux rescapés traumatisés se retrouvent confrontés à un futur rendu incertain par l’arme atomique. Le couple hésite à faire un enfant. On reste bouleversé par ces personnages plongés dans un désastre apparemment sans fin et tétanisés par un effondrement à venir. Déterminé à agir et à surmonter la catastrophe, Cosmas part à Londres convaincre l’intelligentsia britannique de la nécessité d’un mouvement mondial pour la paix.
Le messianisme de Kazantzáki, son individualisme obstiné, une emphase certaine, tout cela a parfois suscité l’ironie des Grecs. Ce roman n’est pas exempt de ces travers, mais cela n’enlève rien à la beauté de cette Ascension toute de guingois et largement autobiographique. Ces pérégrinations en Angleterre sont celles de Kazantzáki. Trouvant sa Crète natale trop étroite, trop arriérée idéologiquement, le personnage cherche le salut dans une grande capitale européenne. Fait inattendu chez un tel auteur, le narrateur n’hésite pas à tourner en dérision ses postures dans une scène cruelle où on le voit chercher à convaincre des intellectuels londoniens qui se plaisent à souligner son exaltation, sa candeur et son idéalisme.
Lucide, L’ascension raconte cette tentative de trouver en Europe de l’aide, du succès, la gloire, ou l’audience (selon l’image que l’on se fait de Kazantzáki). L’indifférence à laquelle se confronte Cosmas le conduit à se consacrer à la traduction de Shakespeare… histoire banale d’un auteur grec tentant de se faire entendre, en vain, hors de chez lui. Dans ce livre parfois désespéré, on peut voir un aveu d’impuissance, un exutoire aussi. Exutoire utile, puisque, un an après, grâce à Zorba, Kazantzáki allait acquérir en Europe, enfin, cette renommée tant recherchée.
Depuis, la fidélité des Européens à l’auteur ne s’est jamais démentie et l’attention portée à ce roman cathartique en apporte une nouvelle preuve. Fidélité méritée, car l’écrivain a voyagé tant et plus en Occident, s’installant même à Antibes et allant jusqu’à écrire deux livres directement en français (Le jardin des rochers et Toda Raba). Face à tant d’efforts pour s’abstraire de la vie littéraire athénienne, les réticences grecques à son endroit s’expliquent aisément.
Mais ce n’est pas tout. Les dix dernières années de sa vie, Kazantzáki se mit à écrire sept gros romans, « pour se délasser » selon son ami l’écrivain Pandelís Prévélákis. Ce sont eux qui sont passés à la postérité et ont définitivement assuré le succès international de l’écrivain. Joli et ultime tour de force ! Mais, quoi qu’on pense de ces romans, ils masquent la diversité de ce polygraphe doué d’une force de travail inépuisable, également auteur de nombreuses pièces de théâtre, d’essais et de récits de voyage. Et surtout d’une surprenante Odyssée de 33 333 vers, aboutissement et clef de voûte de son œuvre selon lui.
En somme, Zorba dissimule Kazantzáki comme Kazantzáki obscurcit en France la diversité de la littérature grecque : ses romans ont presque fini par devenir le visage de celle-ci à l’étranger. Certes, cet engouement peut s’expliquer par le puissant questionnement moral du Christ recrucifié ou par l’honnêteté bouleversante du Rapport au Greco. Mais de là à considérer l’auteur comme le principal représentant de la littérature grecque ?
Écrivain solitaire sans descendance ni véritable maître en littérature, Kazantzáki ne fut jamais complètement arrimé à ce pays de poètes et de nouvellistes. Sa gloire internationale serait-elle la conséquence de cet éloignement ? Le Crétois savait ce qu’il faisait en écrivant ses derniers livres. Couleur locale, sens de l’épopée, réalisme, rebondissements, personnages plus grands que nature et interrogations métaphysiques : leur triomphe à l’étranger ne doit rien au hasard. Ces fresques superbes ont cristallisé ce que les Occidentaux attendaient de la Grèce. À savoir des villages crétois peuplés de figures terribles, hiératiques et passionnées, un univers orientaliste mais pas tout à fait, le « véritable » oriental étant toujours le Turc. En Grèce, ce sens du pittoresque, Alexis Zorba en tête, n’a pas toujours été pardonné à l’auteur. Cette stratégie littéraire a en tout cas été payante à l’étranger. En présentant aux Européens des objets conformes à leur horizon d’attente, ce camarade de Panaït Istrati avait payé son entrée dans le club fermé des auteurs traduits dans le monde entier. Appartenant à une littérature minorée, Kazantzáki en a été le paradoxal ambassadeur, lui qui fut si peu prophète en son pays.
Avec la parution de L’ascension s’achève la publication de l’ensemble de l’œuvre romanesque de Kazantzáki par les éditions Cambourakis (Les Frères ennemis excepté). Saluons la logique de l’entreprise, autant que les remarquables traductions de René Bouchet. Un tel travail ne mériterait-il pas, à présent, de s’appliquer également à des auteurs considérés comme essentiels en Grèce même ? D’abord en faisant connaître plus systématiquement les grands classiques (Ilías Venézis, Georges Séféris, Ánghelos Sikelianós et tant d’autres) autant que les auteurs contemporains en prose comme en poésie (María Mitsóra, Sotíris Dimitríou, Élena Pénga… liste non moins longue). Ensuite en actualisant les ouvrages d’histoire littéraire grecque, vieux de trente-cinq ans et épuisés. Sans compter la disparition d’essais critiques en librairie.
Enfin, et surtout, ce grand travail éditorial devrait exister indépendamment des chocs politiques qui secouent la Grèce. Les tanks de la junte puis les fonctionnaires de la Commission européenne ont, avec raison, préoccupé le public français. À toute chose malheur est bon, mais les autrices et auteurs grecs ont-ils besoin de ces tragédies pour exister en France ? Au-delà du folklore et de la crise, il y a aussi une grande littérature. Elle a beaucoup à nous dire de ce pays. Et de nous-mêmes.