Le nombre de travaux universitaires consacrés au Parti communiste français, qui vient de fêter ses cent ans, a été longtemps à la mesure de la place prépondérante qu’il occupait dans le champ politique et social français. Si son déclin, engagé au terme des années 1970 et qui n’a cessé de s’accélérer depuis, les a rendus plus rares, la dernière décennie n’en a pas moins été marquée par d’importants renouvellements historiographiques. En témoigne la riche synthèse de Julian Mischi, Le parti des communistes. Son titre même indique une démarche opposée à celle de Roger Martelli, Jean Vigreux et Serge Wolikow dans Le parti rouge.
Julian Mischi, Le parti des communistes. Histoire du Parti communiste français de 1920 à nos jours. Hors d’atteinte, 718 p., 24,50 €
Roger Martelli, Jean Vigreux et Serge Wolikow, Le parti rouge. Une histoire du PCF, 1920-2020. Armand Colin, 384 p., 24,90 €
Ces nouveaux travaux résultent de l’ouverture et de la mise à disposition des archives de l’Internationale communiste, de la direction nationale du PCF, de plusieurs de ses fédérations, conjuguées à l’affirmation d’une nouvelle génération de jeunes chercheurs rompus à l’histoire sociale, à la socio-histoire et au décloisonnement des disciplines. Si leurs travaux ne remettent pas en cause le socle des connaissances acquises, ils les enrichissent et les complexifient.
Julian Mischi, sociologue et politiste à l’Institut national de la recherche agronomique (INRA), est ainsi l’auteur de travaux importants consacrés, entre autres, aux sociabilités et territoires communistes comme à la représentation des classes populaires. Le livre qu’il publie à l’occasion de ce centenaire doit bien sûr au genre dont il relève d’aborder comme il se doit tous les acteurs et moments clé de l’histoire du PCF, dans leurs liens mouvants avec le mouvement communiste international, à cet égard sans surprise majeure. Mais l’ouvrage, loin d’être de circonstance, présente l’intérêt de combiner solidement les passages obligés et les apports de ces récents travaux.
Nous dirions volontiers que la notion d’« ambivalence » en constitue un des fils rouges. Le livre de Julian Mischi se caractérise en effet par sa capacité à appréhender, de manière apaisée, et « les horreurs perpétrées au nom de la cause communiste » et « l’immense espoir de justice et d’égalité sociale que le parti communiste a porté en proposant une opposition à l’impérialisme et une résistance au capitalisme qu’il a contraint à se réformer face à la menace rouge » : un parti qui s’est affirmé, le siècle durant, comme « un puissant mouvement d’émancipation individuelle et populaire, capable de disputer leur représentation aux élites », mais également d’étouffer les « voix discordantes ».
Cette approche doit beaucoup au jeu d’échelles que Julian Mischi mobilise en permanence avec talent. L’histoire qu’il appréhende est celle d’une formation inscrite dans le mouvement communiste international autant qu’enracinée profondément dans des régions et bassins d’emploi, constitutifs de sociabilités pour partie spécifiques, éclairée par son fréquent recours aux archives fédérales. En choisissant d’intituler son livre Le parti des communistes, selon une formule avancée en 2000 lors du XXXe congrès du PCF, il souligne également d’entrée de jeu l’importance qu’il entend accorder à celles et ceux qui le composent. Comme il l’énonce dès l’introduction, il inscrit en effet son ouvrage dans le droit fil des recherches menées de longue date par Bernard Pudal et l’équipe du Maitron. La politique de formation des cadres et l’élaboration de biographies qui lui fut associée constituent à cet effet une des lignes directrices de l’ouvrage, permettant de suivre au plus près les basculements successifs d’un « parti d’enseignants et d’hommes de lettres », issu du congrès de Tours, à un parti qui doit à la bolchevisation de donner naissance aux « cadres thoréziens ».
Ce parti s’affirme à ce titre, durant des décennies, comme un « facteur inédit d’émancipation populaire, assurant la promotion d’une élite politique d’origine ouvrière en déclenchant un mouvement d’ampleur inédite contre les fondamentaux sociaux inégalitaires de l’ordre politique », sans toutefois être totalement exempt « des inégalités qui traversent la classe qu’il entend représenter », attestées par le poids des fractions masculines les plus diplômées du groupe ouvrier. Les deux derniers chapitres abordent le renversement qui s’opère à partir des années 1970, confère la prééminence aux cadres locaux produits par les conquêtes municipales, conduit à réévaluer le capital électif et traduit un décrochage vis-à-vis des fractions populaires les plus dominées (ouvriers spécialisés, travailleurs immigrés, ou salariés subalternes des services).
La démonstration s’enracine dans les nombreuses biographies qui scandent tous les chapitres et qu’on ne saurait réduire à un rôle illustratif. Elles font une place remarquable aux femmes et aux immigrés, en intégrant des questions trop souvent traitées de manière cloisonnée, et permettent d’en suivre l’histoire sur la longue durée, jusque dans ses limites et parfois ses contradictions. La pertinence de ces jeux d’échelle contribue à mettre à mal les raisonnements simplistes ou unilatéraux demeurés trop souvent de mise quand il s’agit du PCF. Ainsi des approches réduisant le syndicat à une « courroie de transmission », ou des oppositions entre « base » et « sommet ». Les pages consacrées aux communistes face au pacte germano-soviétique constituent un excellent exemple des nuances importantes qu’autorise cette démarche.
Il nous apparaît que les séquences du Front populaire et de la Libération, marquées par une centralité politique du PCF, différant assurément l’une de l’autre, supposeraient de plus amples développements intégrant plus nettement la question des rapports de force extérieurs et de la nature des interactions qui se nouent avec l’État, constitutives d’un État social leur devant précisément de ne pas se réduire à « l’État providence » auquel Julian Mischi attribue un caractère quasi défensif. Mais sans doute ces limites sont-elles inhérentes à toute histoire intérieure. Du moins peut-on affirmer sans trop de risques que l’ouvrage ainsi conçu est promis à devenir un classique, certes à destination des étudiants et des enseignants, mais plus largement de tous ceux qui désirent se saisir de ce que ces renouveaux apportent à la connaissance et à la réflexion, surtout quand celle-ci concerne, et c’est le cas du Parti des communistes, la représentation politique des classes populaires, question dont c’est peu dire qu’elle est d’une brûlante actualité.
Car l’histoire dépassionnée que propose ici Julian Mischi n’est en aucune manière une histoire froide. À l’heure où la crise des démocraties représentatives s’accompagne partout de celle des formations politiques qui leur ont été consubstantielles, les formations émergentes s’attachent à marquer leurs distances à l’égard du terme « parti » comme de tous les « ismes » qui les inscrivaient dans quelque deux siècles de philosophie politique, pour leur préférer LRM, LR, MODEM, EELV, RN… Même le Parti socialiste envisage de modifier son nom, sans qu’on sache si le projet emportera jusqu’au terme « socialisme », comme il est advenu en Italie de « communisme » après le tournant de Bologne, en 1989. Dans sa conclusion, Julian Mischi souligne la force conservée au contraire par le mot « communisme », lié, pour ceux qui, demeurés nombreux, s’en réclament, à « l’idée d’une alternative au capitalisme, visant à l’égalité sociale et à l’établissement d’un pouvoir politique effectivement exercé par le plus grand nombre, non monopolisé par les élites sociales ».
Durant la crise des Gilets jaunes, à l’heure où il était de bon aloi de gloser sur la fin des partis et des syndicats et sur l’essor et la nécessité des « mouvements horizontaux », les travaux de Julian Mischi démontraient que ce mouvement de contestation sociale traduisait le malaise des populations établies dans les communes rurales en rupture avec tout, notamment avec les organisations politiques et syndicales, absentes de ces zones. Les conclusions du Parti des communistes dénient pareillement aux « mouvement horizontaux » dont beaucoup se réclament aujourd’hui la capacité d’« assurer un renouveau du mouvement politique d’alternative au capitalisme, ancré dans les milieux populaires et capable de résister aux logiques dominantes du champ politique », et réaffirment que la forme parti reste un instrument incontournable pour « coordonner » la lutte. Le terme de « coordination » supposerait sans doute des débats qui déborderaient du cadre de notre lecture. C’est dire combien le livre de Julian Mischi, qui constitue une somme, invite à la réflexion.
Trois spécialistes de l’histoire du PCF proposent avec Le parti rouge une autre synthèse, qui « n’est pas une histoire “des” communistes mais celle de cette structure dans laquelle ils ont choisi d’insérer leur engagement politique », écrivent Roger Martelli, Jean Vigreux et Serge Wolikow dans leur introduction. Il s’agit donc d’une histoire « par en haut » assumée, qui se démarque presque explicitement de l’approche adoptée par Julian Mischi. Cette histoire « à la charnière du politique et du social » entend « montrer à part égale le poids des structures » dont les auteurs soulignent la spécificité au regard de l’Italie, s’agissant du rapport à la démocratie, et « celui des choix opérés par les acteurs qui orientent un groupe humain vers des possibles plutôt que vers d’autres ».
L’ouvrage doit là encore au genre dont il relève d’intégrer des développements obligés, bien connus des spécialistes, s’agissant en particulier de l’entre-deux-guerres, mais nécessaires à qui découvre cette histoire. L’intégration de travaux récents, pour certains peu connus, et l’appui sur les archives du PCF et de l’Internationale communiste, souvent citées et d’autant mieux appropriées que le livre fait une place centrale aux orientations et réorientations stratégiques, lui valent toutefois d’introduire au fil des pages des précisions ou des données qui enrichissent l’existant à partir de 1938.
Ainsi, sans prétention d’exhaustivité, la fine approche chronologique aborde l’attitude de la direction communiste face au pacte germano-soviétique et durant la drôle de guerre, les développements et archives relatifs au Mouvement national contre le racisme, créé en octobre 1942 à l’initiative de l’avocat communiste Charles Lederman, la « stratégie étapiste » du parti au sortir de la guerre et la notion de « démocratie nouvelle » (question incitant du reste à penser qu’il était peut-être utile de préciser la portée effective du « Tout est possible » de Marceau Pivert pour éviter les mésinterprétations). Citons encore les pages relatives à la FNDIRP (Fédération nationale des déportés et internés résistants et patriotes), à l’attrait de la Chine au sortir du XXe congrès du PCUS (Parti communiste de l’Union soviétique) et à l’association des amitiés franco-chinoises permettant de « redorer l’image du communisme ternie par les évènements de Pologne et de Hongrie », au dialogue communiste-chrétien en 1964, ou à la chronologie serrée de la mise à distance de l’Union soviétique après l’épuisement du modèle.
Les deux derniers chapitres consacrés à la séquence 2004-2002 (« Un recul irrésistible ») et 2002-2019 (« Conjurer le déclin ») permettent une fine approche chronologique de décennies qui doivent au déclin du PCF de n’être en général abordées que rapidement. Ils montrent comment l’épuisement du modèle soviétique s’est accompagné de polarisations culturelles entre un « pôle intégré » et un « pôle critique », « sans tentative sérieuse de réécriture du corpus commun », dès lors en l’absence d’unification culturelle redéfinie et au prix d’une rétraction qualitative et quantitative du tissu militant. L’approche internationale en surplomb qui clôt l’ouvrage, montrant le basculement du mouvement communiste international disparu vers cette nébuleuse fragile qu’est, à cette échelle, la « gauche radicale », est d’une utilité évidente. Le livre de Roger Martelli, Jean Vigreux et Serge Wolikow vaut encore pour l’importance qu’il accorde, chemin faisant, aux données quantitatives, s’agissant des effectifs ou des résultats électoraux, données au demeurant rassemblées, à côté de données sociologiques, dans des annexes qui constituent un point fort de l’ouvrage.
Ce livre, qui s’attache à marier, au fil des pages, « les cohérences et les failles » du PCF, « ses structures et sa culture, sa rigidité et sa fluidité », relève à son tour d’une histoire apaisée, supposant pour l’occasion un état des lieux des « polémiques » historiographiques. Ainsi, dans le chapitre consacré au « PCF dans la guerre », de la question de la date de l’entrée des communistes dans la Résistance, de celle du « noyautage » entre la fin 1943 et la Libération ou de « la liquidation des traîtres ». On regrettera la mauvaise qualité du tirage des photographies noir et blanc, d’autant plus dommageable qu’elles sont souvent d’un grand intérêt.