« Dire son désaccord à voix haute était fatal sur-le-champ. Donc, on ne sait pas si des gens ont eu cette idée. » C’était en 2003, dans Une saison de machettes. Un détenu racontait sa participation au génocide des Tutsi du Rwanda. Si des gens ont eu cette idée-là – désobéir aux ordres de tuer, sauver quand tout le monde tue, risquer sa vie pour celle d’un autre –, on le sait mieux grâce à la sixième partie de la description faite par Jean Hatzfeld de l’extermination dans la petite commune de Nyamata. Là où tout se tait écrit l’histoire de dix Hutu qui ont sauvé des Tutsi en 1994. Ce sont des vies justes ; mais, contrairement au mal, faire le bien laisse peu de traces.
Jean Hatzfeld, Là où tout se tait. Gallimard, 224 p., 19 €
À l’époque où son enquête ne faisait que commencer, il y a maintenant plus de vingt ans, Jean Hatzfeld estimait lui-même hautement improbable la présence d’éventuels sauveteurs à Nyamata [1]. Parce que les gestes de secours furent bien rares pendant la centaine de jours du génocide, d’avril à juillet 1994, parce que le caractère systématique de l’élimination de la population tutsi cibla, dans le même mouvement de violence extrême, totale, quiconque essayant de la retenir ou de l’empêcher, le périmètre aussi restreint que peuplé des massacres réduisant les chances de trouver un refuge ou un peu d’aide : ces villes, ces bourgades, ces hameaux, ces collines, ces champs, ces marais quadrillés, sillonnés par les milices, résonnant de cris, de chants, de tambours, de casseroles, de sifflets utilisés pour fêter la journée de massacre et de pillage, et pour donner l’alerte – mais cette alerte ne s’adressait pas aux pourchassés, elle indiquait aux bandes de chasseurs en route la présence d’une proie.
La dénonciation était d’autant plus aisée que, dans ces ensembles de maisons dispersées, chacun savait qui était son voisin, et que les cartes d’identité, depuis l’époque coloniale, mentionnaient l’appartenance au groupe majoritaire (Hutu) ou minoritaire (Tutsi). La solidarité ? Plutôt entre tueurs – du moins jusqu’au partage du gain des pillages. Pas de pitié pour l’ennemi : un génocide ne fait pas de prisonniers, et chaque Tutsi était considéré comme membre de « l’autre camp », celui des rebelles menaçant depuis 1990 le régime en place. La pitié disparut de ce pays très catholique quand l’administration, avec l’aide des prêtres, entassa des villageois apeurés dans les églises, avant d’y mettre le feu. Quand un ancien milicien écouté par Jean Hatzfeld dit : « C’était la loi, j’ai obéi », il renverse la Loi. Qui, là-dedans, pour ne pas obéir à la loi de la mort ? Qui, pour cacher un Tutsi dans des bananeraies, le nourrir d’un peu de sorgho, l’aider à fuir vers la frontière du Burundi ? Y en a-t-il un pour couvrir l’autre ? – la « couverture », protectrice et dissimulatrice, aidant aussi à imaginer ces gestes d’aide à la survie.
Tout portait à répondre « personne » sur le ton de l’évidence. Le peu de sauveteurs susceptibles d’avoir survécu étant de surcroît invisibilisés par la masse sidérante aussi bien des victimes que des perpétrateurs : plus d’un million de personnes tuées en une centaine de jours (les trois quarts des Tutsi présents alors), près de deux millions de personnes jugées jusqu’en 2012 (sur une population de moins de dix millions d’habitants). Invisibles, aussi, parce que leur groupe, uniquement formé par les circonstances, n’en est pas vraiment un. Oubliables, car leur expérience ne peut correspondre, ou pas totalement, avec celle des survivants, des anciens tueurs, des exilés revenus au pays, de leurs proches respectifs. L’héritage des sauveteurs rwandais révèle une sous-mémoire du génocide, périphérique aux récits centraux.
Partant de cet héritage marginal et contrasté, minoritaire, Jean Hatzfeld repart en même temps de sa propre omission ; et c’est ce qui fait l’originalité mais aussi l’humilité de son livre. Il l’écrit dès les premières lignes, la négligence à l’égard de l’histoire des sauveteurs rwandais provient d’une « indécision à l’entendre ». Lui qui a passé son enfance au Chambon-sur-Lignon, région de collines et de Justes, n’a pas tout de suite prêté attention à Isidore Mahandago, tué « pour avoir tenu tête à la meute », ni à ses semblables qui « suscitent embarras et mauvaise foi pour les uns, et pour les autres une évidente détestation ».
Le sujet reste peu abordé dans la littérature du génocide tutsi ; le psychanalyste belge Jacques Roisin y a récemment consacré un livre [2], où intervenait un ancien militaire, souvent sollicité pour témoigner et, parce que résidant près de Nyamata, interrogé par Jean Hatzfeld. Ces Hutu ayant sauvé des Tutsi furent d’abord appelés les « indakemwa » (les « intègres » en kinyarwanda), puis les « abarinzi B’Igihango » – expression désormais officielle (que Hatzfeld ne traduit pas), renvoyant à l’idée de préserver la vertu et la communauté, l’une et l’autre supprimées en 1994. Ici, ce sont des « secourables ».
L’auteur ne prend pas non plus pour une évidence la comparaison avec les Justes parmi les Nations. Il attend la moitié du livre pour l’évoquer, et rappelle, bien que la reconnaissance des sauveteurs rwandais ait découlé de l’histoire de la Shoah, une différence fondamentale entre les deux : le témoignage, la participation aux commémorations, et plus généralement à la politique de « réconciliation », sont aussi importants que la non-participation aux massacres et le sauvetage. D’où la surprenante déviation que prend le livre, qui, après une première partie consacrée à des vies de sauveteurs, décrit les conditions dans lesquelles une fosse commune a été creusée, exhumée et racontée : le témoignage sur les lieux où se trouvent les corps des disparus et sur les conditions de leur mort, primordial pour les rescapés, a partie liée avec l’histoire des intègres gardiens.
Pour ceux qui ont échappé à la mort, il est difficile de voir les sauveteurs comme les leurs ; assimilés aux tueurs murés dans le refus de reconnaître leur crime, ou n’en reconnaissant qu’une partie, ils suscitent la suspicion (pourquoi fuir vers le Congo avec le reste des Hutu si l’on n’a pas tué ?) ; leur récit, valorisé par les autorités, cache le fait, moins héroïque, moins épique, que l’entraide avait d’abord lieu entre victimes. Pour ceux qui ont donné la mort, ce sont de potentiels témoins à charge et des traîtres à la cause ethnique. Certains d’entre eux (ce fut par exemple le cas, lors de son procès à Paris en 2014, de l’ancien officier Pascal Simbikangwa) se prévalent d’avoir sauvé quelques Tutsi, en font un argument de défense ; mais c’est justement le propre des bourreaux de pouvoir choisir entre ôter et laisser la vie.
Ce refus d’entendre une part de l’histoire résonne avec le refus de voir qui a lancé le projet de Jean Hatzfeld avec Dans le nu de la vie (Seuil, 2001), son premier livre sur le génocide : l’été 1994, les journalistes du monde entier, dont lui-même, envoyé spécial de Libération, avaient les yeux rivés sur les camps de réfugiés hutu qui venaient de commettre un génocide, sans voir ceux qui venaient d’y survivre. Un journaliste ne voit pas toujours ce qui est sous son nez ; un écrivain a le temps long pour lui. L’œuvre de Jean Hatzfeld, fonctionnant par ajouts et reprises, travaille cela dans sa forme même. Par principe, elle se renouvelle tout en se poursuivant, dans une progression par cercles concentriques, boucles narratives, qui n’évitent pas la répétition et produisent de troublants effets de « déjà-vu ». Il faut bien le reconnaître, l’impression de familiarité qui s’en dégage est très réconfortante, au vu de la teneur souvent abjecte du récit ; mais ces procédés ajustent aussi la connaissance et la compréhension des événements et des protagonistes, avec l’aide, devenue systématique, d’une carte, d’une chronologie nationale, locale et thématique, ainsi que d’un glossaire, que Jean Hatzfeld, qui ne transpose plus toujours les mots propres au génocide (les miliciens Intererahmwe, les tribunaux gacaca), fait évoluer de livre en livre – sans toutefois préciser que « cabaret » désigne simplement un bar, ou que le « Minerval » est la somme des frais scolaires.
Une telle construction fidélise aussi le lecteur, et désexotise, à force de l’habituer à son cadre et à ses codes (parmi lesquels la langue des locuteurs), un récit encore souvent réduit à des clichés coloniaux. Elle l’accueille, dans une histoire où il peut choisir son entrée : celle des rescapés dans un pays exsangue (Dans le nu de la vie), celle des tueurs en attente de libération (Une saison de machettes), celle des deux ensemble, confrontés à la politique de réconciliation (La stratégie des antilopes, 2007), celle d’un seul homme parmi les premiers (Englebert des collines, 2014), celle de leurs enfants (Un papa de sang, 2015), ou bien celle, donc, des sauveteurs. Dans Là où tout se tait, on retrouve beaucoup de ce que contiennent les précédents livres : Nyamata, bourgade provinciale entourée de marais et de collines ; ses habitants, dont on est libre de reconnaître les noms, les histoires, les traits distinctifs, ou de les redécouvrir ; un narrateur discret mais attentif, comme circulant dans l’histoire d’un génocide les mains dans les poches, évacuant la scène d’énonciation pour laisser place à ses interlocuteurs, à la fois visiteur habitué et surpris, ami de longue date et étranger à jamais ; un ton doucement ironique, amusé et en peine ; une scène d’entretien où un traducteur est dissimulé ; et enfin une langue, cette langue propre aux livres de Jean Hatzfeld où les voisins sont des « avoisinants ».
En somme, l’histoire de Nyamata, sous la forme d’une fresque temporelle, ne serait-elle pas devenue une série littéraire ? L’originalité de Jean Hatzfeld pourrait bien être de ne prendre pour matière à feuilleton ni la réalité sociale comme le ferait un documentaire par épisodes, ni sa réinvention romanesque comme on le fait depuis Balzac et Faulkner, mais le témoignage. C’est ce qu’on peut penser à la lecture de cet épisode, dont les procédés font que rien ne change et que tout change en même temps. Là où tout se tait observe le changement à l’extérieur de l’enquête, tout en mettant en scène l’évolution de celle-ci ; et, plus qu’ailleurs, Jean Hatzfeld se fait le témoin du passage du temps sur les protagonistes, comme sur lui-même et sur son travail. D’un côté, Nyamata s’urbanise, les gens connus en 1994 sont désormais des parents, des grands-parents, quand ils ne sont pas morts ; de l’autre, le narrateur, classique spectateur baudelairien d’un changement allant plus vite que le cœur d’un mortel, modifie ses habitudes. Mais ce n’est peut-être pas tant pour suivre le mouvement qu’à cause du sujet qu’il a choisi.
Les modifications formelles apportées par cet épisode sont en effet étonnantes. D’une part, contrairement à l’usage depuis Dans le nu de la vie, les vies des sauveteurs ne sont pas forcément racontées par les sauveteurs eux-mêmes : d’autres (leur famille ou des rescapés principalement) parlent pour eux ; l’auteur transcrit (après une traduction dont l’interprète est absent), recoupe et monte leurs récits. Le collectif de voix – présentées, autre nouveauté, par de rapides panneaux descriptifs, à mi-chemin du commentaire subjectif (« cultivatrice heureuse », « agriculteur discret mais étonnant », « cultivateur jovial et énergique ») – recompose l’histoire, parfois très lacunaire, de cette infirmière, de cet employé des postes à la retraite, de cet ancien maire, de ces paysans qui ont sauvé des vies au péril de la leur. La plupart n’étant plus là pour se raconter eux-mêmes, l’enquête devient hommage. Sans tomber (n’est-ce pas le risque avec pareil sujet ?) dans l’hagiographie, ni dans la réflexion métaphysique coupée du sol de Nyamata.
À partir de la marginalité des sauveteurs, Jean Hatzfeld précise la connaissance du génocide dans son ensemble, par-delà les présupposés et les lieux communs. Cela ne tient pas à la quantité des témoignages, assez réduite ; plutôt aux allusions, détails, digressions, qui tentent de faire, sans passer par la sociologie, une généalogie du geste de secours, en s’intéressant moins au moment de son apparition qu’à la période d’avant le génocide, le temps de la préparation idéologique et, d’une certaine manière, malgré la surprise implacable du 7 avril 1994, de l’attente (du désir ?) de l’élimination. Les témoignages, sans trop pousser la porte des intimités, entrent dans la difficile question du crime à l’intérieur des familles, à travers celle des alliances matrimoniales entre Hutu et Tutsi. La classique matière ethnologique des lignages devient la matière du récit, où être « mal marié » ou « marié dans la mauvaise ethnie » a une double entente : l’existence de couples mixtes mena aussi bien à être secouru qu’à être tué – et c’est une spécificité de ce génocide, qui se déroula aussi à l’intérieur des familles et des clans.
Livre de la « gentillesse invincible », titre de la première partie, Là où tout se tait rend compte d’un idéal soudain conquis, le refus des identités ethniques, l’inappartenance au « camp » inscrit sur sa fiche d’identité. Est-ce parce que c’est un livre où compte le fait d’appartenir à un groupe et de s’en détacher que Jean Hatzfeld précise – chose inédite depuis le début de la série – le groupe auquel appartient chaque locuteur avant sa prise de parole ? C’est en tout cas un grand livre sur la trahison, qui dit comment on trahit les siens, comment on fait défection, mais aussi comment on se trahit au risque de la mort : les vies justes, les vies non lâches doivent-elles aussi être des vies de renégats ? La trahison étant au cœur du génocide : soudain, l’ami, le voisin en qui on avait confiance devient une menace, un détail pouvant trahir l’identité ou l’ascendance des pourchassés.
Il s’avère que des familles ont comporté à la fois des tueurs et des sauveteurs, mais qu’il fallait une certaine préparation à sauver, comme il en fallait une pour tuer : si tout le monde pouvait « saisir la machette », tout le monde n’était pas capable de ne pas la prendre. Fallait-il pour cela avoir des relations, et de bonnes relations, avec son voisin ou sa belle-famille tutsi ? Non, puisque ce fut aussi le cas des tueurs. Ou bien avoir échappé à l’ethnicisation en marche depuis la « révolution sociale » de 1959 ? Ne pas être trop sensible – le livre insiste sur cet aspect fondamental des massacres – à l’intérêt gagné aux pillages ? On ne sait. Il peut y avoir quantité de raisons, de dispositions au geste fou, irréfléchi, du secours ; elles ne l’épuisent pas, et Jean Hatzfeld se garde bien de l’enfermer dans une compréhension. Le « pourquoi » n’est pas sa question.
Sa question est plutôt de savoir ce que le Bien devient – qu’on l’appelle morale, bonté, ou « gentillesse invincible ». Là où tout se tait montre que, si les sauveteurs ont été reconnus officiellement par l’État rwandais (ils sont régulièrement cités en exemple lors des commémorations et une liste publique de noms a été établie commune par commune), ils ne le sont pas à l’échelle de la société. On ne les commémore pas, on évite leur souvenir. C’est sur cette dimension mémorielle que le livre est le plus riche, lorsqu’il insère le temps présent de la narration dans le temps étendu du génocide.
Le plus touchant aussi, et le plus juste. La qualité esthétique de Là où tout se tait (titre tiré d’un vers de « La Jolie Rousse », écrit par Apollinaire au sortir des atrocités de 1914-1918) s’accompagne, doit-on oser le dire, d’une certaine grandeur morale – mais la première ne requiert-elle pas la seconde ? L’émotion sensible, littéraire, de l’hommage à ces héros sans légende provient sans doute en partie de l’effet de retard avec lequel il est rendu et de l’effet proprement littéraire de toute figure héroïque, surtout quand elle est inattendue.
Elle est aussi due à l’application, à la fois précise et pudique, avec laquelle les gestes de secours sont racontés. La description de ces dons de l’ordre de l’impossible comme de l’infime mène à des limites tragiques. L’extrémité humaine y est atteinte en même temps que l’extrémité morale, dans toutes ses implications, insolubles (un homme opposé aux tueries est condamné par son propre fils) ou exemplaires (des enfants lancent de la nourriture dans la fosse où leurs anciens camarades de classe ont été jetés). Dans cet espace qui est celui du sacré et du sublime, où la générosité rencontre l’atroce, la main tendue, la main donnée, a quelque chose de sidérant.
Autre changement dans l’œuvre de Jean Hatzfeld : cette fois, il raconte une histoire « bonne », une histoire de la bonté. Pour cela, il a fallu retrouver les vies justes du Rwanda ; puis, parce qu’elles n’ont pas été dites à temps, les écrire. Il arrive qu’un livre apporte une sorte de mémoire de secours à qui n’en a pas. Le poème d’Apollinaire se termine par ces mots : « Ayez pitié de moi ».
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Voir Laure de Vulpian, Rwanda, un génocide oublié ? Un procès pour mémoire, Complexe/France Culture, 2004.
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Jacques Roisin, Dans la nuit la plus noire se cache l’humanité. Récits des Justes du Rwanda, Les Impressions Nouvelles, 2017.