Anticipant les inconséquences de nos usages de la nature, des fictions, des récits, des essais ont traduit des inquiétudes, désigné des urgences. Des éditeurs les ont soutenus, suivis par des lectorats curieux puis fidélisés. Pierre Schoentjes dresse l’inventaire de la production, au sein de la francophonie, de ce champ littéraire. Il réalise dans Littérature et écologie un travail fondateur en dégageant un corpus de plus de 200 ouvrages, qui comprend des auteurs connus, d’autres moins, qui, ensemble, ont illustré cette sensibilité inquiète, voire ces angoisses.
Pierre Schoentjes, Littérature et écologie. Le mur des abeilles. José Corti, 452 p., 26 €
Nature et littérature ont depuis trois siècles tissé des liens étroits, complices ou méfiants. Des œuvres majeures ont traité ces « sentiments » divers que les sociétés ont fait naître et entretenus à travers les paysages avec les éléments, les milieux. Depuis quelques décennies, ces sentiments ont perdu de leur ambivalence et virent à la seule culpabilité, avec circonstances aggravantes. Les experts du GIEC, chiffres à l’appui, nous démontrent les inconséquences de nos usages de la nature.
La littérature qui en découle n’est pas naturaliste, son référent n’est plus la science et son horizon de progrès. Pierre Schoentjes, qui s’inscrit lui-même dans ce courant, qualifie cette littérature d’écologique, d’environnementale, voire d’écopoétique. Notons que l’approche écologique des états et processus naturels est initiée en 1866 par un darwinien, Ernst Haeckel, à proximité de la Ruhr, au moment du triomphe du charbon ! L’écologie comme cause émerge vraiment avec le rapport du Club de Rome en 1972, son premier manifeste d’audience quasi mondiale (en dehors des pays dits socialistes).
Ce millésime est aussi retenu par l’auteur, qui relève que, cette année-là, est fondé le mensuel La gueule ouverte de Pierre Fournier, dans la mouvance de Hara-Kiri, tandis que Gallimard publie Le présage de Pierre Gascar. Les deux versants, militant et méditatif, de la littérature écologique sont dès lors amorcés. C’était il y a un demi-siècle. Depuis, l’évolution différencia les œuvres de cette littérature motivée, voire engagée, en ce XXIe siècle, un « siècle vert » selon Régis Debray.
À l’exception du Québec, cette littérature francophone ne porte pas sur la relation au wilderness qui est une thématique nord-américaine. Dans l’Ancien Monde, la nature a été domestiquée par une civilisation rurale qui a eu ses hérauts littéraires (Pierre Schoentjes retient Jean Giono, Maurice Genevoix et notre contemporain Jean-Loup Trassard). Nous retrouvons dans leurs œuvres des pratiques, des gestes qui n’ont pas désenchanté la nature, ni altéré la « durabilité » des milieux. La littérature écologique se fonde sur le constat que la prédation-destruction a pris le pas sur les usages séculaires des ressources naturelles.
Deux entrées dans ce champ environnemental sont proposées par l’auteur. Celle par genre littéraire (roman, conte, nouvelle, essai) et celle par cause (végétation, eau, pollution, animaux, etc.), qui peuvent se combiner : les baleines ou les loups ont des milieux de vie différents. Le corpus peut se teinter : en vert, en bleu, en marron…
Cette dernière couleur correspond aux œuvres qui traitent des situations de pollution de tous ordres et trans-milieux. Ce problème étant essentiellement contemporain, sans ascendance littéraire, et souvent peu visible : « Il s’agit la plupart du temps de dévoiler quelque chose qui est caché. Les écritures qui sont attentives aux sens s’efforcent alors souvent de faire une place à l’odorat, plus rarement évoqué en littérature que la vue, et le toucher ». Trouver les mots pour un effet de réel.
Les sociétés humaines dégradent leur condition par leurs pratiques mais elles agressent aussi d’autres êtres vivants, les animaux, sauvages ou domestiques. Ce registre animalier comprend nos mammifères familiers (« Mammifère. – ma mère l’était, il faut m’y faire », constatait Michel Leiris, féru de corrida), mais aussi les oiseaux (dans son dernier Bloc-notes, Mauriac constatait la disparition du rossignol de son jardin de Vémars, chassé par le chantier de l’autoroute A1). Le sous-titre choisi par l’auteur célèbre quant à lui les abeilles, s’inscrivant dans une apiphilie que l’on suit de Giono à Virgile. Pierre Schoentjes remarque que ce souci de la condition animale est depuis quelques décennies principalement porté par des auteures (voir Lucie Rico, Le chant du poulet sous vide).
Le récit de marche est l’un des genres qui portent au constat solitaire et minutieux des atteintes à l’environnement et, du même pas, sans empreinte carbone, à reconnaître qu’il y a dans les Alpes (Antoine de Baecque), au fil de la Marne (Jean-Paul Kauffmann), au bord du lac Baïkal (Sylvain Tesson), des raisons de ne pas désespérer : il y a des lieux encore épargnés, des recoins de paradis.
Constatons que, sur ces thèmes écologiques, la littérature est sévèrement concurrencée par la production médiatique (Pierre Schoentjes complète d’ailleurs sa bibliographie par une vidéographie). Seule une écriture inventive permet d’éviter le piège du « dossier informé » qui guette la littérature engagée, car le choc des images pèse souvent plus que les seuls mots. Sans classer les figures de son corpus, Pierre Schoentjes établit une certaine distinction en approfondissant sa lecture. Ainsi, nous retrouvons, dans le prisme environnemental, des auteurs que nous avions lus séparément, presque innocemment. Naissance d’un pont de Maylis de Kerangal est le récit énergique d’une connexion de rives et d’une transgression technique des milieux. L’accident nucléaire de Fukushima prend une résonance planétaire dans Autour du monde de Laurent Mauvignier. Concernant Jean Rolin et ses chroniques d’arpenteur global, on regrettera que son enquête L’explosion de la durite ne soit pas retenue ; c’est une parabole édifiante sur un trafic Nord-Sud, nos cadavres d’automobiles étant fourgués et recyclés en Afrique. Deux étapes du Dépaysement sont titrées « Du côté des bêtes » et ouvrent chez Jean-Christophe Bailly une attention qui s’est renforcée depuis.
En sciences, l’écologie est une approche du vivant en termes d’interactions des espèces et des milieux. La conclusion de Pierre Schoentjes, après ces nombreuses études, esquisse des relations intertextuelles entre des œuvres d’alerte. Il mentionne surtout Le parlement sensible, qui, en novembre 2015, a rassemblé une trentaine d’écrivains, de générations et de genres (d’écriture) différents, autour des urgences écologiques et climatiques. Un nouveau souffle dans le sale air de notre temps.
L’ouvrage de Pierre Schoentjes est publié par les éditions Corti, qui ont dédié leur collection « Biophilia » à ces thématiques écologiques. Un auteur Corti méritait sans doute d’être reconnu comme éclaireur. Dès 1947, Louis Poirier/Julien Gracq proposait, dans Critique, d’appeler « quaternaire historique » ce temps prométhéen où la technique s’est interposée entre les hommes et la nature. Il esquissait par cette expression notre Anthropocène. Marcheur attentif des campagnes et des villes (Terre habitable), Gracq observe et note les indices de ces mutations. Traversant le jardin des plantes de Nantes, il remarque dans La forme d’une ville : « Je vois dans ces arches de Noé végétales autant de modestes porte-trésors, battus de partout, malmenés, comprimés par la marée de l’urbanisation industrielle, mais dont la déflagration végétale explosive un jour réensemencera les villes abandonnées. »