André Masson (1921-1988), journaliste et écrivain, rédacteur en chef du Mauricien, est resté longtemps dans l’ombre de deux frères plus connus, Loys le poète et Hervé le peintre, qui ont de bonne heure émigré à Paris alors qu’André restait dans son île natale. Écrit en 1962, peu après le cyclone Carol qui ravagea l’île Maurice, inscrit entre deux visions chrétiennes du monde (l’Ecclésiaste évoqué par le titre et le Traité de la Grâce de saint Augustin), son roman aujourd’hui réédité, Un temps pour mourir, pourrait être une fable pour le temps présent, une parabole apocalyptique.
André Masson, Un temps pour mourir. Préface d’Éric Dussert. Éditions du Typhon, 389 p., 18,90 €
Le roman d’André Masson s’ouvre sous un ciel ocre, signe annonciateur d’une forte dépression. Le père Hildefonce prêche avec angoisse dans une église vide : après des années calmes, cette vieille prophétie annonçant la destruction du village de Verfeuille sera-t-elle accomplie par la force aveugle de la nature ou par le mal enraciné dans l’âme de ses ouailles ? « Mon amour pour vous me tue à petit feu », s’écrie-t-il, désespéré de ne pouvoir se faire entendre. Le Traité de la Grâce qui l’obsède réserve le salut à une poignée d’élus choisis par Dieu. Au cours de la double tourmente qui s’abat sur l’île, ses paroissiens dévoyés n’échapperont pas à la malédiction.
Le préfacier, Éric Dussert, évoque l’île où a grandi la fratrie Masson, lieu propice à la fois à l’évasion et au sentiment de claustration. Il situe géographiquement Maurice entre Madagascar et Rodrigues, sans faire mention de sa plus proche voisine, où Loys situait Les noces de la vanille, paru la même année. Pourtant, le cadre d’Un temps pour mourir, un plateau montagnard, ressemble plus aux hauts sommets, à la forêt primitive et aux îlots enclavés de la Réunion, située à une petite demi-heure de vol ou une nuit en mer, dont les habitants estiment que les collines mauriciennes « font pitié ». Leur point culminant, le piton de la Petite Rivière Noire, grimpe à 828 m d’altitude. Curepipe, où vivait André Masson et qui selon le préfacier serait l’équivalent de Verfeuille, domine les plaines avoisinantes de ses 561 m.
Remplacez le coton par la canne à sucre, Maurice avant l’indépendance s’apparentait au Sud d’Autant en emporte le vent, jusqu’aux noms français des plus anciennes familles, et à l’infranchissable division raciale. Mais, en dehors du cyclone, phénomène tropical récurrent qui hante l’imaginaire des deux îles, le livre d’André Masson pourrait se situer dans un village savoyard ou au Pérou. Peu ou pas de couleur locale, ni ethnique. L’unique allusion est morale : « Noir, en effet, était Pensalon-les-morts. Non qu’il fût nègre. Il avait la peau la plus blanche de Verfeuille », tels sans doute les sépulcres blanchis de l’Évangile. Rien non plus n’évoque les teintes éclatantes de l’été austral, aucune trace de fleurs ni de fruits sur « le sol dur et brûlant de Verfeuille », un plateau venteux couvert de « cette herbe têtue, courroucée ». La vie rurale tourne autour d’un troupeau de vaches, d’un champ de betteraves, d’une petite épicerie, et d’un cimetière dont Pensalon le fossoyeur espère « des morts, des morts à gogo ! ». Seule la végétation, badamier, tamarin, bambous, jamrosas, et les vols de pailles-en-queue, pique-bœufs, cardinaux, bull-bull, apportent une note exotique. À l’approche du cyclone, les oiseaux émigrent, les bruits des insectes et des petits prédateurs terriens se font assourdissants, fourmis en procession, crapauds, grillons, araignées, chauves-souris, mangoustes carnassières. « La bête affamée dans ce désert devient méchante. »
Toute la nature vibre, comme animée d’une volonté anthropomorphe : le soleil « badigeonnait les toits », la pluie « bandait l’arc-en-ciel », la forêt « criait, se plaignait, appelait, semblait marcher », un camphrier déraciné « s’avançait tout à coup, comme un homme » face à un passant égaré, « sur toute l’étendue des plaines l’orage conduisit l’averse à coups de fouet ». La terre, « pleine de rancune et d’obscurité » se rebelle, « ne permet plus à l’homme de la traiter ». De puissantes rivières enflées par les tornades, la Varoume « courroucée, plus méchante que jamais », le canal de l’Emieure, et « une petite rivière mauve qui disait son chapelet » barrent les chemins qui mènent au bourg de Rémur à l’est, Emubranche à l’ouest – toponymie aussi apatride que les noms propres, Hitel, Radicule, Mercas, Baccholet…
À mesure que le baromètre descend, les coups pleuvent, d’abord sur les femmes et les enfants. La première victime est une jeune fille affamée de sexe, assommée par le premier homme auquel elle s’offre, emportée par le courant alors qu’elle en poursuit un autre. Une femme en travail, une vache près de vêler, font écho aux prédictions bibliques : « Car ce seront des jours de vengeance, pour l’accomplissement de tout ce qui est écrit. Malheur aux femmes qui seront enceintes ou qui allaiteront en ces jours-là ! » Appétits secrets, adultères, rivalités, voyeurisme, jalousie et tous les péchés capitaux concentrés dans le village en achèvent le délitement après le passage des tornades. Une partie des Verfeuillais choisit l’exode vers Emubranche. En ville, on a aménagé une école primaire en centre de refuge, et bientôt les hostilités commencent entre ceux de la vallée et ceux de la montagne, accusés de vivre aux frais du contribuable, de leur voler le travail. Nous ne sommes pas encore à la moitié du livre.
Daguets et dix-cors remontent des plaines. Les hommes suivent, enjambent les débris, enterrent les cadavres, résolus à reconstruire leur village. Le père Hildefonce doute que Verfeuille le mérite, persuadé que « le cyclone, imitant le déchaînement de l’enfer, était venu prouver la vérité du Traité de la Grâce ». Dieu n’avait pas pardonné, et lui n’a rien pu empêcher : « Verfeuille n’est pas viable. Où le péché a vécu, la malédiction s’implante. » La suite s’emploie à lui donner raison. Les plus vertueux piliers du village tombent les uns après les autres. Une cinquantaine de maraîchers des faubourgs qui ont perdu de la terre réclament leur part de la subvention municipale et suivent les montagnards sur le plateau : eux qui les volaient autrefois au marché sur les poids des citrouilles « voudraient sûrement grignoter la part des autres, disputer un mètre de terre, réclamer – comme si Verfeuille leur avait appartenu avant le cyclone ». Dans les deux camps on achète des fusils. Les prières n’ont pas fait reculer le cyclone, elles ne détourneront pas les balles, observe avec satisfaction Pensalon-les-morts, le fossoyeur démoniaque.
Le parallélisme entre déchaînement de la nature et déchaînement des appétits meurtriers revient comme un leitmotiv. « Le cyclone, c’est moi ! s’écria Pensalon », tandis que « les torrents, dans leur passion, commençaient à emporter les roches et les arbres ». Quand la nouvelle-née crie à perdre haleine, « c’est tout le cyclone qui a passé en la pauvre petite poupée », s’exclame la sage-femme. Le père Hildefonce « ignorait que ce cyclone dans les âmes, qu’il craignait tant, toucherait le plateau avec les éclairs de la fin de mars ! ». Et ce n’est pas fini. « Ilka plus pure que la lumière de l’étoile » déchaîne des passions et des désirs de viol qui font s’entretuer ses soupirants, elle-même déchirée entre deux amours. « L’histoire du plateau est comme celle de toute la Terre », dit l’ermite inspiré Coblas : au commencement les hommes étaient aux prises avec les éléments furieux, et, maintenant qu’ils ont dompté ces grandes peurs, ils sont aux prises avec eux-mêmes. Le Verfeuille d’autrefois où « on chantait, on travaillait, on se mariait » est un Éden rêvé, perdu, pour ceux qui ont le sentiment de vivre « les premières heures du Péché originel ». Pays maudit dont tous peinent à se détourner, il n’est peut-être que le miroir du piège insulaire, un paradis dont on ne peut s’échapper.
Un temps pour mourir s’achève entre des bâtiments en flammes, par un échange de tirs nourris : « Ainsi expirait Verfeuille qui avait échappé à l’eau et au vent. Le cyclone dans les âmes avait allumé le feu. » Pendant que le père Hildefonce agonise, torturé de doutes, le dernier juste tombe, tué par une balle perdue. Cette fois, l’exode des survivants est définitif. Deux sentiers courent sur le plateau déserté, l’un vers l’église, l’autre vers le cimetière. « C’est ainsi que la Terre finira : dans le désert il n’y aura plus que Dieu et Satan. Les hommes seront morts depuis longtemps. »