En 1905, Jean-Marie Bladier, âgé de dix-sept ans, a tué, par une « décollation pratiquée sur le vivant », un de ses camarades, qui avait treize ans au moment du crime. La forêt de Raulhac, située à une soixantaine de kilomètres d’Aurillac, dans le Cantal, est la scène de crime. Outre son geste, Bladier a laissé neuf cahiers, d’une écriture presque automatique ; il ne les a probablement jamais relus. Le recours aux autobiographies de criminels, rédigées par eux-mêmes ou dictées, est devenu, depuis trente ans, « la marque de fabrique » de Philippe Artières. Il reconstitue cette histoire dans Un séminariste assassin.
Philippe Artières, Un séminariste assassin. L’affaire Bladier, 1905. CNRS Éditions, 150 p., 16 €
Depuis que Philippe Lejeune avait découvert ce gisement, mais y avait renoncé, préférant les journaux intimes des jeunes filles, car l’écriture du crime provoquait chez lui une gêne qu’il ne se sentait pas de surmonter, Philippe Artières s’y est confronté et est devenu le spécialiste de l’écriture de soi des criminels. Avec Drôle d’oiseau. Autobiographie d’un voyou de la Belle Époque (Imago, 1998) et surtout Le livre des vies coupables (Albin Michel, 2000), des textes sidérants, étranges, passionnants nous ont été donnés à lire. Défilent ainsi les récits des êtres infâmes, selon l’expression de Michel Foucault, comme ceux de Cattaneo, Tavernier ou Vidal.
Face à l’archive judiciaire, dont les effets de sources s’avèrent du même ordre que les archives de la folie, l’historien peut abdiquer, être subjugué par elle et se laisser parfois dicter sa conduite ou sa démonstration, s’effaçant derrière les « personnages ». Il arrive aussi que, dans une tentative de la maîtriser, il la recouvre, la commente abondamment et parfois la surinterprète. Rendre compte d’une affaire nécessite de faire des choix et d’opter pour un équilibre jamais totalement satisfaisant, mais des ouvrages récents – sur l’affaire Lombardi, l’affaire Vacher, l’affaire Violette Nozière, l’affaire Pranzini… – attestent des approches retenues et de la volonté d’aller jusqu’au bout d’une histoire compréhensive et de rendre compte, par là même, des « archives des gens simples », selon le titre d’un ouvrage collectif récent dirigé par Yves-Marie Bercé.
L’une des caractéristiques des travaux de Philippe Artières est l’usage de la première personne du singulier. Le je s’invite et mène l’enquête, fait part de l’état d’esprit du chercheur, s’efface parfois, revient et précise d’où parle l’enquêteur d’aujourd’hui. Le livre récent d’Enzo Traverso insiste sur le tournant subjectiviste. Les historiens, écrit-il, ne veulent pas se contenter de mettre à distance leur propre subjectivité, mais au contraire entendent s’en rendre maîtres. Ivan Jablonka, dont l’ambition déclarée consiste à inoculer l’épistémologie dans une écriture afin, éventuellement, de « réparer le monde », en est l’un des représentants. Mais Philippe Artières, dans son livre sur ce « séminariste assassin », entend rédiger « à la manière dont on le fit pour nos saintes, avec le même soin, l’identique zèle, la semblable minutie, les vies de ceux qui ont emprunté le chemin contraire, le sentier du mal ».
Pour y parvenir, l’auteur veut aussi élaborer un dossier, non pas rejeté en fin de volume, mais dont les pièces se trouvent intercalées au fur et à mesure de la progression. Plus de la moitié de l’ouvrage comporte des reproductions de documents originaux ou des transcriptions qui s’ouvrent par le rapport médico-légal, établi en septembre 1905, par le médecin légiste diligenté par le magistrat instructeur. Le premier volet de l’enquête consacrée aux contours du « monstre » contient des articles puisés dans Le Petit Journal, Le Radical, Gil Blas, La Lanterne (plusieurs livraisons), La Croix, Le Matin. L’historien met à la disposition du lecteur sa documentation, il n’assemble pas les pièces en les cousant, mais il les fait figurer les unes à la suite des autres.
Le deuxième grand volet, consacré au « beau cas », procède de même, mais l’historien est beaucoup plus présent. Pour restituer les conditions de la fabrication du récit de Jean-Marie Bladier, à la manière dont Alexandre Lacassagne va recueillir ses confidences, Philippe Artières s’intéresse en premier lieu au modèle d’écriture d’expertise (1907). Un document reproduit montre bien les « fragments des cahiers Bladier découpés, recopiés et collés par les experts dans leur rapport ». Cette page illustre la démarche expertale choisie qui est alors loin d’être la plus commune, car, procédant par découpage et collages, elle confectionne un assemblage singulier, mêlant des écritures manuscrites dissemblables. Le rapport complet imprimé figurera dans les Archives d’anthropologie criminelle et de médecine légale, revue phare de la criminologie de la Belle Époque, mais Jean-Marie Bladier n’y a pas conservé son patronyme, il est devenu Reidal.
Présentant ensuite le manuscrit de Reidal-Bladier, conservé à la bibliothèque municipale de Lyon, Philippe Artières, après quelques mots, s’efface devant lui, mais il confie : « J’ai longtemps buté sur ce texte, comme on se cogne contre un mur : ce discours de Jean-Marie a une force de dérangement qui plus d’un siècle après sa rédaction demeure ». Suivent, en fac-similé, la première page du cahier puis la transcription des nombreux feuillets des cahiers. À les lire, on comprend l’effet produit et l’effroi interprétatif : « je croyais que je jouirais en tuant mais je ne voulais cependant pas le faire craignant les tristes suites de mon crime… ». À Alexandre Lacassagne, il livre ses réflexions, ses songes et ses rêveries : « Qu’on pense donc, quel bonheur pour moi de posséder Prunet, de lui donner un coup de bâton sur la tête, à lui qui m’inspirait le respect, à lui que je considérais presque comme un demi-Dieu », les divagations oniriques s’accompagnant de pratiques masturbatoires.
Les deux derniers volets du livre se rapportent à « un objet d’histoire » et à « une écriture onaniste » et Philippe Artières offre des pages profondes et stimulantes, et tente de répondre à la question : « en quoi l’affaire Bladier peut-elle contribuer au savoir historique ? ». Après avoir évoqué le contexte, y compris la réception immédiate de l’affaire, et les différents protagonistes, des couples émergent : le crime et l’écriture, la rêverie et la jouissance sexuelle, le récit d’un assassin et la lecture d’un historien.
Peut-être aussi existe-t-il un autre fil à tirer, une généalogie à retracer, à la manière de Michel Foucault, à laquelle appartiendrait Jean-Marie Bladier ? En effet, à la fin du long XIXe siècle qui s’achève à la veille de la Première Guerre mondiale existe tout un imaginaire des prêtres assassins et des ecclésiastiques assassinés. Ces perceptions ont façonné un imaginaire social et il est probable que, pour les tribunaliers, c’est-à-dire les chroniqueurs judiciaires et le public, chaque nouveau drame est lu à l’aune de la mémoire du crime. La très célèbre affaire Cécile Combette (1847), le prêtre Jean-Louis Verger qui considérait que sa soutane était une prison, assassin de Mgr Sibour (1857), le crime du moine défroqué Gamahut (1884), la mort de l’abbé Fricot assassiné par l’abbé Bruneau (1894) étudiée par Jean-François Tanguy, pourraient donner lieu à une enquête complémentaire. Ces monstres en soutane mis en lumière par Marc Angenot connurent en effet un beau succès dans une France anticléricale. Reste qu’il faut lire Un séminariste assassin pour sa composition, mais aussi pour les voix multiples qu’il fait entendre : celles des journalistes, des experts, de l’assassin et de l’historien, qui ne laisseront pas indemnes les lecteurs.