L’intime, l’universel

Un fils enterre sa mère. Il est seul près du trou dans lequel reposent déjà son père et un frère cadet mort dans l’adolescence. C’est le moment des plus jamais et des toujours. Les années de vie commune reviennent, l’enfance de cette femme, ce qui a suivi : des enfants, un mariage, une supposée folie, la vieillesse. Rien que du connu, et pourtant. La voix d’Emmanuel Chaussade, la simplicité et la puissance du propos, font d’Elle, la mère un texte qui touche, et dépasse de loin ce qu’un premier roman crie ou balbutie.


Emmanuel Chaussade, Elle, la mère. Minuit, 96 p., 12 €


Peu de noms propres, sinon ce Paul qui désigne le mari l’ayant précédée sous la terre. Un autre Paul désigne un jeune frère trop tôt décédé, peu avant que Juliette, sa mère, ne meure de tuberculose. Enfin, Gabriel est ce fils qui l’accompagne et à travers qui on apprend. Sinon, rien, comme si ces quatre êtres, seulement, étaient plus que des fantômes convoqués. La mère n’a pas besoin de prénom pour exister, pour prendre toute sa place dans le roman d’Emmanuel Chaussade, par l’amour qu’elle a donné, répandu, sans rien recevoir en retour. Cette absence d’amour, ce sont des douleurs qu’elle livre parmi d’autres, comme elle a toujours montré son visage, sans fard : « la mère n’a jamais maquillé les vérités et les mensonges de sa vie ».

Pas d’indication de lieu, pas d’indication de temps. Il est juste question de « la guerre », sans doute 39-45, puisqu’on apprend que Paul a fait beaucoup d’affaires pendant les trente glorieuses. Et si l’on cherche des indices de temps, les allusions au parfum Mitsouko de Guerlain, aux robes copiées chez Cardin ou Courrèges, servent de repères : les années 1960. Un avortement voulu par la mère, et apparemment réalisé par un médecin, laisse penser que, dans le milieu social auquel a accédé la mère, cette bourgeoisie de province qui prend ses aises mais préserve toutes les apparences, avorter n’est pas aussi difficile que dans les milieux qu’évoquait par exemple Annie Ernaux dans L’événement.

Ce lien avec l’œuvre d’Annie Ernaux, je ne le fais pas par hasard. Elle, la mère est aussi l’histoire d’une trahison, au sens où l’on s’élève en même temps que l’on abandonne un état précédent. Avec toutes les souffrances que cela engendre, lorsque, à l’instar de cette mère, on éprouve un sentiment d’infériorité, un état d’insécurité qu’elle a transmis au fils. On pourrait aussi penser, pour le désespoir qui traverse la mère et ce fils si sensible et lucide qui l’accompagne, seul avec elle, au Malheur indifférent de Peter Handke. Ou à Duras, pour la monstruosité de l’amour qui déborde tout. Trêve de références, même si elles placent ce premier roman à sa juste hauteur.

Elle, la mère n’a pas de prétention sociologique ou politique. Ou plutôt le roman n’a pas l’ambition de révéler ou de dénoncer un état de choses. Tout ce qu’on lit au fil de ses près de cent pages très denses, intenses, c’est l’horreur d’un monde figé, la solitude d’une femme qui trouvera sa place contre tous ceux, voire celles, qui l’empêchent de vivre. Une femme qui existe dans le regard et la parole du fils, dans la langue qu’il emploie pour sculpter la forme qui restera d’elle. Un fils qui, lui annonçant son homosexualité, après avoir craint, hésité, a franchi le pas pour « grandir », et se placer contre, lui aussi : « Secret découvert, aussi vite étouffé. Elle ne lui pose aucune question. Non-dits et silence méprisant. Révélation enterrée vivante ». L’image de la tombe vaut pour les sentiments comme pour les corps.

C’est un roman que l’on entend, dès sa première page : phrases nominales, jeux sur les sonorités et sur les mots, répétitions, comme si ce texte empreint de poésie s’apparentait à une prière lancée vers un ciel vide. Le passé composé dit ce qui est terminé, acté, définitif. Il alternera avec un présent qui énonce les faits, dans toute leur brutalité. Les défaites comme les victoires, puisque la vie de la mère peut se résumer à ces deux mots. À ce titre, chacun entendra la dernière page comme une victoire ou une défaite, c’est selon : « Morte d’amour » sont les derniers mots du livre.

Elle, la mère, d'Emmanuel Chaussade : l’intime, l’universel

Emmanuel Chaussade (2020) © Guillaume Noth

De cette mère, on ne saura donc jamais le prénom. Elle se nomme « elle », comme toutes les femmes, comme toutes les mères. Le fils, c’est le plus souvent « il ». De lui, on sait qu’il est le troisième enfant, le premier né après le mariage entre Paul et sa mère. Avant, de ce même Paul, elle a eu deux enfants, la fille et le frère ainés, hors mariage. Il y aura un troisième fils, quatrième enfant donc, « enfant sans vice qui naît avec une anomalie cachée ».

Avant de rencontrer son futur mari, la mère a connu le père de Paul, un vieil homme séduisant et séducteur, qui se croyait tout permis ; accompagné de deux notables insoupçonnables, il donne des bonbons aux petites filles ; les sœurs de l’institution ferment les yeux. Il a transmis cet héritage de mâle tout-puissant à son fils. Lequel, menteur et bonimenteur, en a usé et abusé avec toutes les femmes qui passaient près de lui. Tout un monde d’abuseurs. « Tel père, tel fils. » La formule revient, cliché que l’on suppose dit par la mère dont on entend la voix dans de rares phrases de dialogue. Retenons la répétition à travers le temps des mêmes comportements, de la même certitude. Paul a joué avec les êtres, avec l’argent, le sien et surtout celui des autres à qui il proposait des placements, des retours sur investissement. Ainsi a-t-il procédé avec ses beaux-frères et belles-sœurs, au risque de les ruiner.

Mère très jeune, elle a été grand-mère très tôt. Mais sa fille la méprise, la rejette. Elle s’oppose ainsi à ce que la mère assiste à l’enterrement de son mari, comme le frère ainé a interdit qu’elle assiste à son mariage. Tous deux décident de la faire interner, de la laisser seule à l’asile, cette « cour des Miracles ». Le rejet est violent : « La meute est lancée. Le père est maitrisé. La mère est traquée. Le père est écarté. La mère est affolée. Tous les coups sont permis, même les plus impardonnables. La mère est une petite fille effrayée. Ses enfants lui font peur, ils la traitent de folle. La mère crie ses peurs. Ils la rendent folle. La mère hurle ses angoisses. Ils vont la rendre folle. La mère pleure sa vie. Elle va devenir folle. » L’écriture est comme une vrille que l’on enfonce, qui tourne jusqu’au fond, pour dire la haine tenace. Une phrase résume cet état de choses : « Une famille, refuge de calme et de sécurité et, en même temps, lieu de la plus extrême violence. »

Les ainés ne veulent pas du passé, et moins encore de cette mère qui, orpheline très tôt, a passé une partie de son adolescence comme « fille de salle. Fille salie », à laver les vieillards, à subir leurs regards et leurs gestes indécents. On s’en voudrait là aussi de réduire les scènes au réalisme dans ce qu’il aurait de plus plat. Emmanuel Chaussade écrit comme on pratique l’eau-forte : le trait est vif, il blesse, on lit la déchéance dans la répétition du mot « vieillard » ou « vieux » et des images à la Goya.

Si l’âge adulte semble heureux, c’est surtout parce que la mère s’affranchit : elle laisse murmurer une belle-mère, « matonne », « gardienne de sa propre morale », confite dans son catholicisme étriqué, elle laisse batifoler un époux dont elle s’éloigne sans trop de mots, et mène sa vie à son gré, en femme libre. Elle franchit parfois les limites, y compris avec le fils aimé, répétant sans le savoir ce qu’elle a subi. « Bis repetita », lit-on comme on lisait : « Tel père, tel fils ». Propos du fils, cette fois-ci, qui connaît toute l’histoire.

Comme Juliette, elle a eu deux enfants avant d’épouser le père ; comme elle, elle a perdu un fils, mais elle aura eu le temps de vivre. Juliette a « couru après l’argent, […] le temps […] et […] le pain, elle en a été préservée ». Comme Juliette, elle aura eu le temps d’aimer, ou de tenter d’aimer. Ce mot d’amour revient en effet souvent, « désir d’être aimé », regret de ne pas l’avoir été : « Elle invente l’amour qu’elle aurait aimé recevoir de sa propre mère ». Même absence des hommes. Ou plutôt mêmes passages dans sa vie : le père de Paul, hypocrite, Paul, « son amoureux catholique », contraint par la famille de l’épouser, qui ne veut ni robe blanche ni photo, et le grand-père, ex-époux de Juliette devenu un étranger que l’on croise dans la rue sans s’arrêter. On dirait une famille à la Thomas Bernhard, sans la dimension satirique ou sarcastique du romancier et dramaturge autrichien.

Tout est écrit dans les premières pages et reviendra à la toute fin : « Elle est seule dans la mort. Elle est seule dans la solitude de la terre. Le fils est seul dans son chagrin. Solitude commune, partagée. » Ce lien-là est aussi celui de l’écriture. Le fils sauve sa mère de l’oubli en lui donnant ces si belles pages. Il la sauve encore en nous étonnant : « morte d’avoir été mal aimée, morte d’avoir mal aimé », devenue Alzheimer, elle a la présence d’esprit de préparer son départ. Elle tient un cadre entre ses mains et s’en ira avec lui.

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