Un papillon, un scarabée, une rose, d’Aimee Bender, brise un silence romanesque de dix ans, en faisant jaillir des métaphores puissantes au gré d’une attention obsessionnelle portée aux objets du quotidien. Dans cette histoire apparemment simple, oscillant entre Portland et Los Angeles, une jeune femme se remémore un incident de son enfance provoqué par la crise psychotique de sa mère. Mais le roman se démarque de la littérature contemporaine – de mécaniques récits linéaires et transparents – par son exploration de la conscience et du monde matériel. Ce parti pris mystique et philosophique fait d’Aimee Bender une grande romancière.
Aimee Bender, Un papillon, un scarabée, une rose. Trad. de l’anglais (États-Unis) par Céline Leroy. L’Olivier, 320 p., 22,50 €
Le langage est limpide, pourtant Aimee Bender n’est pas facile à lire. On songe au Bruit et la fureur, à Benjy : il y a quelque chose de décalé dans son regard ; le champ visuel, examiné avec passion et précision, se déconstruit pour être réordonné de manière excentrique, comme si la narratrice avait démonté et réassemblé une radio transistor pièce par pièce, pour inventer un nouvel objet. Afin de retrouver, discrètement, l’émerveillement de l’enfance.
On pense également à Siri Hustvedt : Aimee Bender interroge les frontières entre cerveau et esprit, entre pathologie et délire créateur. Tout démarre à Portland, une vingtaine d’années avant le temps présent du roman, quand la narratrice, Francie, fille unique âgée de huit ans, habite encore avec sa mère, psychologiquement fragile, qui subsiste grâce à des aides sociales. Le chapitre initial, composé exclusivement de dialogues, contrairement à la suite, situe ces évènements hors du temps : ils constituent le Big Bang traumatisant, la matière devant être repensée et digérée.
« Digérer » : chez Bender, une métaphore existe pour pouvoir se concrétiser, donc la digestion mentale travaille forcément en parallèle avec celle du ventre, ensemble elles produisent une appréhension globale de l’univers. D’où l’intuition folle d’Elaine lorsque, dépassée par le poids de la parentalité, elle demande à sa sœur Minnie d’accueillir sa fille à Burbank, à mille cinq cents kilomètres au sud sur la côte ouest.
« Je ne peux pas être avec elle. Il y a quelque chose en elle. Elle est habitée par une bestiole. Je ne me fais pas confiance quand elle est là ! Tu m’écoutes ?
Oui. Je vais envoyer Stan. Dès qu’il rentrera. Par le vol du matin.
Pas Stan ! Toi !
Je ne peux pas prendre l’avion. Qu’est-ce que tu entends par bestiole ?
Une bestiole. Quelque chose qui rampe à l’intérieur d’elle. »
La polysémie rend ce roman difficilement traduisible : « bug » (bestiole, bug ou bogue) renvoie simultanément au monde des insectes et à celui de l’informatique, anticipant ainsi la thématique centrale, la porosité entre le vivant et l’inanimé. Y avait-il un bug dans le ventre de l’enfant ? Si oui, s’agissait-il d’un « bug » informatique, ou d’un véritable insecte ? Elaine, comment l’avait-elle deviné ? Être psychotique, est-ce être voyante ?
Des insectes, il y en aura dans ce livre. À commencer par celui découvert quelques jours plus tard chez la baby-sitter où Francie dort en attendant d’être envoyée chez sa tante à Burbank, dans la métropole de Los Angeles. Il s’agit d’un papillon, ou plutôt de la représentation d’un papillon, procédé essentiel ici : dans l’univers magique de Francie, les choses surgissent d’abord sous une forme inanimée, ensuite elles s’incarnent, telles les créations de Pygmalion ou de Geppetto.
Dans quelles conditions seront révélés les premiers papillons, encore à l’état embryonnaire du dessin, avant qu’ils ne se métamorphosent, que l’auteur leur insuffle la vie ? Ils se trouvent intégrés dans le motif d’un abat-jour. À côté d’un autre papillon inanimé, identique à ceux qui figurent sur l’abat-jour, flottant dans un verre d’eau. En avalant le contenu du verre, Francie ressuscite l’insecte : elle sera « habitée » par lui, le « bug » qu’elle porte en elle va animer le livre entier. N’est-ce pas le but de l’écriture que de rendre vivants des objets autrement destinés à l’oubli ? C’est un circuit clos et infini : par la force de la plume, un objet renaît et devient immortel, en tant que représentation. Ensuite, celle-ci, par une sorte de génération spontanée, prend vie pour un temps limité, tels Galatée ou Pinocchio.
Alors ce n’est pas surprenant qu’un scarabée noir mort apparaisse dans le sac à dos de Francie lors de son voyage en train pour rejoindre sa tante, un scarabée pareil à celui trouvé deux jours auparavant sur la pelouse devant l’école, dessiné sur une feuille de papier et inséré soigneusement – « comme si c’était un parchemin en peau de bête » – dans le même sac. Est-ce un miracle ?
Il s’agit du deuxième dans une série de « trois événements », voire de « trois visitations ». C’est le procédé qui se trouve au fondement de la littérature occidentale, Aimee Bender semble vouloir nous le rappeler, en renouant discrètement avec les sources. La Cité des Anges, située en plein désert, au propre comme au figuré, est ici le lieu d’un immense vide spirituel (comme dans The Day of the Locust ou L’incendie de Los Angeles de Nathanael West). Depuis le balcon de son appartement au deuxième étage d’un immeuble en stuc couleur sable, elle peut regarder le trafic sur Victory Boulevard, artère principale de la vallée de San Fernando, qu’elle considère avec lassitude. Lorsque Vicky (incarnation de Victory Boulevard ?) lui rend visite – la cousine qui est sortie du ventre d’Aunt Minnie en même temps que le papillon mort descendait aux enfers du ventre de la narratrice –, Francie décide de bâtir une tente sur le balcon.
Cette tente au milieu du désert abritera – comme aux temps bibliques – une réflexion sur le sens des choses et sur la mémoire. Les reliques du passé ont-elles une âme ? Doivent-elles être préservées dans de jolis cadres et accrochées au mur, comme l’a voulu la propriétaire d’un scarabée mort – « un magnifique hanneton, petit, aux ailes d’un vert chatoyant et au corps géométrique » – dont Francie s’était occupée dans le magasin d’encadrement où elle travaillait ? Ou bien mises aux enchères, comme le sont les objets que Francie achète dans les vide-greniers et revend pour son propre compte ?
Los Angeles est la ville des anges morts, la cité de l’oubli par excellence. Rien ne traduit mieux son rapport au passé qu’une vente aux enchères : la métamorphose d’anciens objets animés en valeurs commerciales. C’est lamentable : on entend les cris de chaque lot comme s’ils étaient vendus pour devenir des esclaves. Vente à la criée du lot 49 de Thomas Pynchon, autre grand roman sur Los Angeles, a bien rendu la polysémie de ce cri (crying, pleurs).
Aimee Bender aussi fait entendre une lamentation, en portant un regard aimant sur les choses, en dévoilant leur appartenance au divin, en les montrant dignes d’une contemplation lente et respectueuse. Si son roman est grand, c’est parce qu’il ose être petit. Comment ne pas aimer Aimee ?