Moins de quinze jours avant sa mort, survenue après une chute dans la nuit du 14 au 15 avril 1986, Jean Genet confie deux valises à Roland Dumas, son avocat, rencontré pendant la guerre d’Algérie. « Merci de prendre soin de mes manuscrits. Vous en ferez ce que vous voulez. » Après trente-quatre ans, leur contenu peut enfin être découvert à l’Institut mémoires de l’édition contemporaine (IMEC), où est déposée une grande partie du fonds d’archives Genet.
Les valises de Jean Genet. Abbaye d’Ardenne. Jusqu’au 31 janvier 2021. Catalogue par Albert Dichy. IMEC, coll. « Le lieu de l’archive », 213 p., 30 €
Une longue vitrine déplie le « joyeux foutoir » de l’écrivain, comme le décrit Albert Dichy dans le très beau catalogue de l’exposition. Grand spécialiste de Jean Genet, il ne cède jamais pour autant à la tentation de l’enfermer dans une interprétation, comme dans chacun de ses travaux. En mêlant œuvre et biographie, il éclaire chacun des nombreux manuscrits et documents exposés.
Se retrouvent en effet conservés pêle-mêle quinze ans d’écriture, de 1967 à 1982 : les tracts et brochures de son séjour auprès des Black Panthers aux États-Unis, des fausses ordonnances au nom de Mallarmé, Claudel, Louise Labé pour constituer ses stocks de somnifères en vue de ses voyages, les bouts de papier où il notait adresses et numéros de téléphone, les esquisses de La sentence et d’Un captif amoureux, quelques lettres, le scénario inédit de Divine, écrit en 1975 à la demande de David Bowie, les factures d’hôtel, celles d’un écrivain qui a toujours refusé d’habiter quelque part. Ou encore un sachet de sucre sur lequel il a écrit une citation de saint Paul – « Que je diminue afin qu’il grandisse » – et qu’il reprendra vingt ans plus tard dans son dernier livre.
Ce vrac est « la matière autobiographique à partir de laquelle il fabriquait ses livres », souligne encore Albert Dichy. Puisque Genet ne griffonne pas pour se rappeler un événement, un nom ou une date, il pense « par phrases ». Ses textes étaient intimement marqués par sa vie nomade, sans domicile, sans compte en banque, sans aucune affiliation ou immatriculation. Et par un lien très corporel à l’écriture, lui qui prenait des notes à la main sur n’importe quel support, lui qui ressentait le stylo comme un prolongement de son corps. Il avait besoin de ce rapport physiologique, de la trace directe de l’encre sur le papier.
Ces valises, son « atelier portatif », montrent que Genet n’a jamais cessé d’écrire, comme lui-même aimait l’affirmer, mais seulement de publier. Ce long silence – Les paravents, pièce écrite en 1961, fut la dernière œuvre de Genet parue de son vivant – était sa manière de résister encore à la compromission sociale que la publication a toujours représentée à ses yeux. Impossible pour lui d’incarner le rôle d’écrivain qu’on lui assignait et de jouer le jeu éditorial en assurant la promotion de ses livres. Ces valises témoignent de « cette folie d’écriture qui veut échapper au livre, de ce combat singulier entre un auteur qui s’est juré de ne plus jamais écrire, de garder, comme il le dit, “la bouche cousue”, et l’irrépressible propension qu’il a, malgré lui, à noter la moindre phrase, pensée ou réflexion qui le traverse, à griffonner en permanence sa vie ». Ce vœu de silence, il semble l’avoir prononcé après le suicide de son amant, Abdallah Bentaga, en 1964. Entre cette date et 1967, il n’existe en effet pratiquement aucune trace de manuscrit. Il y fait une brève allusion dans Un captif amoureux : « Peut-être ce livre est-il sorti de moi sans que je puisse le contrôler. Il a trop d’irrégularité dans son cours […]. Après quinze ans, malgré mes retenues, ma bouche cousue, des fissures laissent passer ce refoulé ».
Mais cette effervescence scripturale est en même temps une remise en question de son œuvre antérieure, de sa nécessité, voire de sa justesse. Genet n’a jamais hésité à raturer, à détruire sa légende quand il pensait que ses textes sonnaient faux : « mes livres comme mes pièces, étaient écrits contre moi-même », disait-il à Roger Blin. « Et si je ne réussis pas, par mon seul texte, à m’exposer, il faudrait m’aider. Contre moi-même, contre nous-mêmes, alors que ces représentations nous placent de je ne sais quel bon côté par où la poésie n’arrive pas. »
Genet se méfie de son image, ou bien plutôt de l’image et de son utilisation en politique. Dans un des textes où il réfléchit sur la révolution, il écrit : « Un des dangers qui nous guette tous, et aussi les Panthers, c’est la capitalisation de notre nom et de notre image. Je crois qu’il est temps de refuser que les images d’information ne servent qu’à nous, à notre célébrité – temporaire il est vrai. Il faut dominer ces moyens, se servir d’eux, mais n’être pas leur esclave. Pourtant, il a une telle fascination, que nous nous laissons aller, et la pente est si douce et l’exaltation si grande quand nous réussissons à avoir la vedette. »
Préserver sa solitude : cette exigence de se tenir à l’écart du monde littéraire et intellectuel, libre de tout lien social, de toute compromission politique, lui a ainsi permis toutes les audaces, nécessaires pour (se) réinventer, demeurer, retrouver enfin la légèreté du rire et du jeu qui s’oppose à la gravité du deuil : « C’est donc sous la lumière […] non du “travail” mais du jeu, non de la “famille” mais de la pédérastie, non de la “patrie” mais de ma solitude que j’écris ». Cette exigence de s’écrire autrement, manière de rêver d’un autre avenir pour la politique et pour la littérature, et c’est dans leur articulation – toujours à inventer – que réside sa force. Car « la liberté n’existe, écrit-il, qu’à l’intérieur du jeu créatif individuel ».
C’est cette « fonction ludique » que Genet dit avoir découverte en mai 1968 et qui se retrouvera au centre de son engagement auprès des Palestiniens, manière de rendre son écriture encore imprenable : « Mousse, lichen, herbe, écrit-il dans Un captif amoureux, quelques églantines capables de soulever des dalles de granit rouge étaient l’image du peuple palestinien qui sortait un peu partout des fissures… Car il me faudra dire pourquoi j’allai avec le feddayin, que j’en arrive à cette ultime raison : par jeu. Le hasard m’aida beaucoup. Je crois que j’étais déjà mort au monde. Et très lentement, comme de consomption, je mourus définitivement afin de faire chic. »
Un autre portrait de Genet est esquissé dans ces manuscrits, où le rire et le jeu occupent une place privilégiée dans ses tentatives de penser autrement le rapport à autrui : « – À la limite une idée libertaire et ce monde serait sans importance si je n’entrevoyais pas déjà entre les êtres des rapports que je ne peux dire que poétiques. Où la propriété et le pouvoir seraient remplacés par le don, étant bien entendu qu’il n’y a de réel que le don de soi, c’est-à-dire don de rien en échange de rien. Simple sourire. » Un sourire loin de l’image mortifère des interprétations qui veulent réduire l’œuvre à la fascination du Mal – et du Mâle –, annihilant sa portée politique, la rendant de fait inapte au débat public.
« Et puis enfin il y a le rire », note Jean Genet sur une feuille détachée, faisant sans doute partie d’un ensemble et conservée séparément dans une chemise. Un petit fragment qui met pourtant encore en évidence un des aspects les plus précieux de son œuvre : la manière dont elle s’amuse à déjouer les catégories, en travaillant la matérialité de la langue. Écrire, nous rappelle-t-il dans « L’étrange mot d’ », c’est « révéler une orgie verbale dont le sens se perd non dans la nuit des temps mais dans l’infini des mutations tendres ou brutales ». Il met en mouvement, en scène, la sensualité des mots, voire leur sexualité, qui les libère du sens qui pourrait leur être imposé. Et il nous montre que le sens n’est pas inatteignable : il est susceptible de surgir, de disparaître ou d’être modifié à tout moment par un déplacement, un glissement joyeux. Par le plaisir retrouvé de la langue, sur un sachet de sucre, partout où cela reste possible.