On peut avoir l’impression, de façon fugitive, que le livre de Maurice Mourier est difficile lorsqu’on l’aborde. Mais on comprend très vite qu’il faut apprivoiser Behr le Bugnon, ou plutôt se laisser apprivoiser par lui. Il faut être à l’écoute d’une voix intérieure qui vous le dit, vous le raconte. Il faut parfois oser le lire à haute voix, et cela même si votre voix reste en sourdine. Il faut se laisser porter par le long travelling de la première nouvelle, qui permet de percevoir progressivement ce que va être ce récit, ce poème en prose aux multiples rebonds, aux champs et contrechamps qui fascinent autant par leur précision que par leurs non-dits.
Maurice Mourier, Behr le Bugnon. PhB éditions, 160 p., 12 €
Car cet ensemble de textes qui se font subtilement écho constitue un authentique poème. Et un poème, cela s’écoute résonner en vous, cela demande à s’infiltrer lentement au plus profond de votre sensibilité en conservant à chaque étape, presque à chaque phrase, sa part d’ombre et de mystère, sa promesse aussi de découvertes à venir lors d’une future lecture, un peu plus tard, demain ou plus tard encore… Et à coup sûr à la deuxième ou à la troisième fois, si ce n’est à la première, les murailles tomberont… Mais demeureront leurs pierres, il ne s’agira jamais de « tout » comprendre. Il faut accepter que rien ne soit jamais totalement révélé et qu’on puisse dès lors se laisser porter par son propre regard sur ce regard que Maurice Mourier nous prête le temps de cette lecture et dans ses prolongements à travers les traces qu’elle laisse en nous.
La rêverie du promeneur solitaire, le long de ce fleuve qui, près de lui, coule inéluctablement vers son anéantissement dans l’océan, en appelle impérieusement au maillage annoncé des quatre textes qui suivent – ne parlons pas tout de suite du dernier –, quatre regards revécus, fantasmés, intenses, poignants, sur une vie. Miroirs de la vie d’un autre, certes, mais qui interpellent fortement le lecteur sur sa propre vie. Et s’il n’est pas « difficile », ce livre, il est éprouvant.
Éprouvant au sens fort de ce mot, celui qui évoque les épreuves possiblement accablantes mais plus souvent sans doute décapantes (parce qu’elles vous remettent en question) auxquelles on peut être soumis mais qu’il faut ou qu’on peut au moins tenter de surmonter. Celles auxquelles Tamino accepte de se soumettre pour libérer celle dont il est tombé amoureux dès qu’il a vu son portrait et qui serait pour lui à jamais perdue – aurait disparu, dirait peut-être Maurice Mourier – s’il refusait d’affronter pour elle ces périls. Et Tamino finit par l’emporter…
Le lecteur en est averti dans le « Prière d’insérer » : ce maillage est une construction personnelle de l’auteur, une façon d’évoquer « sa » vie mode d’emploi, mais sans pour autant parler explicitement de lui tout au long des cinq premières nouvelles. Nul besoin pour le lecteur de se sentir intimement concerné par ses souvenirs ou ses fantasmes. Ce sont les siens que cette lecture fait remonter en lui, et c’est là toute la force de cette pierre de touche de joaillier que Maurice Mourier met entre nos mains en nous obligeant à nous remettre en mémoire ces moments fugaces de bonheur, d’amertume ou de tristesse qui furent les nôtres, l’espace d’un matin.
« L’épreuve » imposée au lecteur par la multiplicité et la force des images qui se succèdent, leur violence, leur charme envahissant, leur intense capacité émotionnelle, tout cela ne peut manquer de provoquer un choc : ai-je bien fait moi-même tout ce que j’aurais pu faire dans cette vie dont je sais, même si j’essaie d’échapper à la conscience permanente de son inéluctable issue, qu’elle est en train de me filer entre les doigts ? Oui, mais…
Mais il reste le souvenir inaltérable – ou presque inaltérable – de l’enfance, que l’auteur partage avec nous. La figure tutélaire de la grand-mère, l’évocation à peine esquissée mais si poignante de la mère, les promenades en forêt et dans la plaine. Et puis la meule de bottes de paille. Le « progrès » l’a hélas éliminée de nos campagnes, l’a remplacée par ces rouleaux massifs et hermétiques, impénétrables, répartis dans les champs, loin les uns des autres.
La meule, cette pyramide mystérieuse, certes désormais effacée de la « réalité » mais toujours aussi intensément présente dans la mémoire de ceux qui ont eu, comme Maurice Mourier, le bonheur de la connaître, de l’escalader, de se glisser dans les interstices presque invisibles d’entre ses ballots, et « dans [son] nid central où débouchent tant de galeries sourdes, de veiller dans le noir, immobile, grisé peut-être par cette odeur de douce chair qui monte d’elle, tout près ».
Alors bien sûr l’auteur apparaît, ou nous dit apparaître, dans la sixième et dernière nouvelle. C’est lui, mais est-ce vraiment lui ? La canadienne usée et la musette, c’est sûrement lui ! Mais tout lecteur qui perçoit derrière les mots qu’il lit l’authentique écrivain sait que celui-ci a plus d’un tour dans ladite musette, qu’il ne dit de lui que ce qu’il veut bien dire, que le soi-disant personnage réel qu’il nous présente ne l’est qu’en partie et que nous pouvons, là encore, partiellement nous reconnaître, si tel est notre plaisir, dans celui qu’il fait ainsi apparaître dans notre imaginaire.
Une apparition qui renvoie à la dernière phrase de la première nouvelle : « Son pas, qui résonnait sur le pavé, foule le gravier avec un bruit de source. Au bout d’un temps, il n’est plus ici ». Apparition, disparition…