Le nouveau roman de Marie Ndiaye, La vengeance m’appartient, suscite un grand enthousiasme, notamment dans la presse. On peut s’en étonner quelque peu, car sa forme, les discours étranges et opaques qui s’y déploient, la complexité de son énonciation, le hiératisme de sa progression narrative, ont tout pour troubler les lecteurs, les mettre mal à l’aise. Ce roman semble d’évidence stimulant, mais il induit une lecture étrangement paradoxale et provoque un sentiment ambigu.
Marie Ndiaye, La vengeance m’appartient. Gallimard, 240 p., 19,50 €
On retrouve dans La vengeance m’appartient – quel titre surprenant, soit dit en passant – la manière de Marie Ndiaye, le suspens qui caractérise ses récits depuis les années 1980, une propension très rare à produire des textes qui résistent, échappent à l’univocité d’une interprétation et obéissent au refus évident d’un récit linéaire et clairement compréhensible. Comme souvent, elle part d’une situation claire et reconnaissable, pour progressivement l’opacifier et produire un malaise diffus qui modifie la perception du monde et détraque les sentiments. Une avocate, Me Susane, est chargée par Gilles Principaux de la défense de son épouse qui a tué leurs trois enfants. Loin de se centrer sur l’exploration d’un fait divers sordide, d’en fouiller les raisons, le récit se focalise sur le sentiment angoissant et diffus saisissant cette femme qui croit reconnaître cet homme et le relie confusément à un événement central et presque effacé de son enfance.
Qui est-ce ? une sorte de fantôme traumatique ? une figure émancipatrice symbolique ? À partir de leur confrontation, qui pollue de plus en plus le quotidien de cette juriste médiocre, on découvre une personnalité rentrée en elle-même, étrangement lisse, ses relations compliquées avec des parents d’un milieu humble, où sourd un non-dit étouffant et ambigu, et l’étrange emprise taiseuse qu’exerce sur elle sa femme de ménage, Mauricienne en situation illégale, dont elle tente de démêler la situation judiciaire. L’intrication de ces différentes trames pourrait être décrite en détail, on pourrait en signifier toutes les impasses, toutes les violences, en explorer tous les silences, les malaises… mais cela n’aurait guère de sens, tant ce qui compte n’est pas le récit à proprement parler mais la manière dont tous ces éléments se subvertissent les uns les autres pour proposer un roman qui refuse sa solution et ordonne un rapport opaque avec le réel et la psyché qui le déforme sans fin.
C’est que Marie Ndiaye est une romancière tout à la fois réaliste, inscrite dans son époque, parvenant à se saisir, par les moyens de la fiction, de ses enjeux centraux – l’angoisse contemporaine, une sorte de paranoïa collective, les liens familiaux, le racisme, les couples pathologiques, le malaise des enseignants… – et, étrangement, toujours à la limite d’un fantastique ou d’un étrange qui altère le réel, le perturbe légèrement, le décale. Romancière d’un inconfort singulier, tant social que psychologique, elle crée des formes narratives et distord le langage avec une stupéfiante virtuosité économe qui, dans des textes comme Mon cœur à l’étroit, Ladivine, Rosie Carpe, En famille, Les sorcières ou encore Un temps de saison, transforme le roman en une expérience limite.
Ainsi, le frôlement, le débord des limites, l’oscillation étrange entre la précision d’un cadre – ici, un déprimant Bordeaux grisâtre et froid –, l’inscription dans des conditions finement saisies, et un malaise, un obscurcissement de sa perception par le personnage central qui constitue la jonction presque inerte, passive, de forces qui s’affrontent. Comme souvent, le roman travaille un refoulement, une diffraction et du temps et des faits, et s’intéresse davantage à une perception déformée du réel qu’à ses manifestations. C’est là que réside la puissance des textes de Marie Ndiaye, dans sa manière d’opacifier les choses et les sentiments les plus communs, d’introduire une discordance dans un univers familier. On s’y trouve toujours mal à l’aise, comme à cheval sur deux univers.
On ne peut qu’admirer la construction narrative, et le fait que l’écrivaine assume de se refuser à un tout narratif, de se concentrer sur des parts de récit qui frottent les unes avec les autres, s’annulant progressivement, pour exprimer un principe romanesque d’incertitude. Il y a généralement chez Marie Ndiaye un refus du psychologisme, de l’explication, de la clarté en somme. Seule l’expérience et ses manifestations successives semblent compter. La romancière met en scène des suites d’évènements qui acquièrent leur ampleur par leur accumulation, le trouble de leur addition, les relations incertaines qu’ils entretiennent et que le lecteur réinvente en permanence. Dans ses livres, c’est nous qui faisons le travail et déterminons une échelle qui permet d’interpréter sans fin le récit. Ce n’est pas rien que de parvenir à une forme romanesque qui fasse se jouer des formes et des discours si élaborés en même temps que troubles, qui donne au lecteur une liberté si inconfortable.
Mais, dans La vengeance m’appartient, Marie Ndiaye semble faire face à un dilemme. Si elle additionne des récits qui se superposent et s’enchevêtrent, comme des calques sur un dessin, en assumant leur irrésolution, si elle semble ne se soucier que des pistes qu’ils ouvrent, le procédé d’opacification trouve ici des limites évidentes. Plus que dans ses autres récits, la romancière achoppe à un paradoxe assez net. Ce livre est redoutablement intelligent, il transpire une sorte de maîtrise presque glaçante dans sa construction, sa progression et le choix radical de ne pas expliquer ; mais il y manque une voix, une forme poétique particulière.
Dans les livres les plus marquants de Marie Ndiaye, Mon cœur à l’étroit notamment, la langue semble s’arrêter, se suspendre, l’apparente neutralité du style atteint une forme de grâce dans l’expression du malaise. Ici, c’est froid, plat, et le roman sur le plan stylistique paraît lui aussi neutralisé, blanchi jusqu’à l’os. On a bien souvent l’impression de lire le squelette d’un roman, sa trame resserrée. On devine que c’est un choix délibéré, que la romancière veut toucher à l’épure. Mais les livres ne sont pas faits que d’idées ou de conceptions romanesques.
Paradoxalement, cette sécheresse (on est lassé à la longue d’appeler ce personnage « Me » par exemple), l’accumulation d’obstacles (l’onomastique épuisante, les répétitions, l’univocité grammaticale), l’ajout de thèmes ou de questions superfétatoires (la cuisine et l’alimentation, comme dans son roman précédent et peu convaincant, La cheffe), vont à l’encontre du projet général de La vengeance m’appartient. En renforçant le sentiment fascinant d’irrésolution, de suspens, d’inachevé ou d’ininterprétable des récits qui proviennent de l’existence fictive de son personnage central, d’une écriture qui insiste sur sa propre radicalité, le lecteur est gagné par le sentiment que cela annule en partie les qualités du roman. On est surpris, intéressé, saisi bien souvent, mais maintenu à l’extérieur du récit, comme si la tentative de se l’approprier demeurait vaine.
Les grands livres s’incorporent à nous, nous touchent physiquement en même temps qu’ils nous fascinent intellectuellement. On n’y reste jamais périphérique, en simples observateurs lucides. Avec La vengeance m’appartient, on se contente de considérer une virtuosité et une intelligence qui tournent quelque peu à vide, et peinent à nous fasciner vraiment.