La tension vivante de la mystique et de l’amour

Que dire de Rûmî qu’on n’ait déjà dit ? Sur le plus connu des poètes de la Perse médiévale et de tout le monde musulman, les études sérieuses ne manquent pas. Parmi elles, l’ouvrage d’Eva de Vitray-Meyerovitch, Mystique et poésie en Islam (1972), reste fondamental, tandis que l’introduction de Christian Jambet à sa traduction de cent ghazals du Diwân de Shams de Tabriz, sous le titre Soleil du réel (1999), est indispensable pour tenter de comprendre ce qu’est pour Rûmî un amour qui « ne relève point d’une psychologie, mais d’une cosmologie mystique ». Mais Rûmî a aussi suscité des écrits fantaisistes. C’est peut-être par cela qu’il faut commencer, à l’occasion d’une traduction à trois intitulée Cette lumière est mon désir et d’un essai de Nahal Tajadod : dissiper les malentendus.


Rûmî, Cette lumière est mon désir. Le Livre de Shams de Tabrîz. Trad. du persan par Jean-Claude Carrière, Mahin Tajadod et Nahal Tajadod. Gallimard, coll. « Poésie/Gallimard », 336 p., 9,50 €

Nahal Tajadod, L’affamé. Préface de Jean-Claude Carrière. Les Belles Lettres, 240 p., 19,50 €


Il y a un paradoxe Rûmî, qu’il ne faut surtout pas simplifier. Rûmî est, d’un côté, un éminent professeur instruit dans les sciences musulmanes « extérieures » (c’est le terme arabe) : droit et théologie dogmatique ; d’un autre côté, il est le poète de l’amour divin qui brûle et fait danser le monde au-delà de toutes les normes. Une façon courante de se défaire du paradoxe est d’opposer deux Rûmî : celui de l’avant (qui enseigne les sciences religieuses à Konya) et celui de l’après (le poète brûlé d’amour).

On peut alors ne s’intéresser qu’au second et inventer un Rûmî New Age, adaptable à tout marketing spirituel, déconnecté de la société de son temps. C’est le Rûmî « désislamisé » devenu « le poète le plus vendu aux États-Unis » que décrit Rozina Ali, dans un article du New Yorker (05/01/2017), « The erasure of Islam from the poetry of Rumi » : un auteur pour la mère du narrateur dans Les particules élémentaires de Michel Houellebecq, cette dame égocentrique prétendument convertie au soufisme.

Rûmî : la tension vivante de la mystique et de l'amour

Shams de Tabriz jouant aux échecs, illustration dans le « Madjâlis al-ushshâq » d’Husayn Gazurgâhî. Iran, Shîrâz, XVIe siècle. BNF, Manuscrits © Gallica/BnF

Or, s’il est vrai qu’il y a un renouvellement radical de la vie de Rûmî à partir de sa rencontre avec Shams de Tabrîz, en 1244, il n’induit aucun reniement. Rûmî ne met jamais en cause la dimension juridique de l’islam, ni ses obligations cultuelles. Il reste un pieux musulman pour qui la vie spirituelle commence nécessairement par les pratiques obligatoires, prières quotidiennes, jeûne du ramadan, etc. Il n’y a pas trace d’antinomisme dans toute l’œuvre de Rûmî. Il n’est pas non plus un soufi marginal : il fut honoré, voire adulé, par les autorités civiles et religieuses aussi bien que par la foule des fidèles. Plus tard, l’ordre qu’il avait fondé fut constamment favorisé par les sultans ottomans.

L’autre façon de simplifier le paradoxe consisterait, à l’inverse, à prétendre que la continuité est parfaite entre la mystique de Rûmî et les règles formelles de sa religion. Or, il y a bien rupture, il y a deux dimensions du vécu religieux qui s’opposent, mais qui sont en même temps nécessaires l’une à l’autre : c’est une intensification de la pratique religieuse commune qui conduit les maîtres au seuil d’un autre monde. Mais entre ceci et cela, il y a un « saut » : « Attrape le silence, / Sans parole, allez saute ! » (toutes les citations de Rûmî proviennent de Cette lumière est mon désir).

Pour approcher Rûmî, il ne faut pas chercher à adoucir le paradoxe de cette articulation problématique entre la loi religieuse et la loi d’amour. Tant que la grande civilisation de nos voisins fut féconde, elle ne laissa pas s’émousser ce paradoxe où elle trouve sa tension interne sans laquelle il n’est pas de vie.

Où est, en son monde, l’originalité de Rûmî ? Disons d’abord où elle n’est pas. La doctrine de Rûmî est pour l’essentiel celle de tous les philosophes mystiques de l’islam, qui puisent leur inspiration dans le Coran et en déduisent une philosophie très proche du néoplatonisme antique, tôt connu par les traductions du grec. Au centre de leur métaphysique, ils placent l’aporie originelle : l’homme n’est pas Dieu ; l’homme n’est rien d’autre que Dieu. Et ceci, qui se dit de l’homme, se dit aussi de l’univers entier dont l’homme est le centre, non parce qu’il en est le maître mais parce qu’il en est le condensé. De là ce double mouvement si sensible à tout lecteur de Rûmî : l’appel à « brûler » ce monde, qui est néant, et l’appel à aimer infiniment la beauté de ce monde, qui est pure merveille puisqu’il n’est rien d’autre que manifestation divine, théophanie.

Ève Feuillebois-Pierunek écrit ainsi : « Chez Rûmî, mais aussi chez la plupart des poètes soufis, le paradoxe fondateur est celui de l’identité […]. Dieu est à la fois radicalement “autre” par rapport à l’homme puisqu’Il est inaccessible au plan de l’Essence, et “le même” dans la mesure où Il est accessible par ses attributs manifestés dans l’humain. De même, l’homme est totalement “autre” tant qu’il se perçoit comme quelque chose de distinct de Dieu et qu’il se considère comme un être à part entière. Lorsqu’il devient “rien”, il est “Tout”, et il n’existe plus d’altérité entre lui et Dieu. Cette transmutation de l’être spirituel de l’homme n’intervient que grâce à l’Amour. Elle s’exprimera donc en termes de relations amoureuses entre l’amant humain et son Bien-Aimé divin (1) ».

Rûmî : la tension vivante de la mystique et de l'amour

On discerne dans la doctrine de Rûmî toutes les notions explicitement développées dans l’œuvre d’Ibn ‘Arabî, son contemporain, le philosophe par excellence de la mystique musulmane. La seule originalité doctrinale de Rûmî, c’est l’exaltation du rôle que joue, dans l’éveil spirituel, l’homme vivant, en chair et en os, qui est le médiateur du divin, et qui pour lui fut Shams de Tabriz (d’où le titre du grand recueil de ses poèmes). Encore cette originalité est-elle relative : la nécessité d’un médiateur qui soit la face humaine où se lit la face de Dieu est centrale aussi dans la poésie de Hâfez : « Hâfez sait que l’Aimé est toujours cet aimé-ci, que la Face désirée est toujours la face d’un être offert au regard », écrit Souad Ayada (« Hâfez, poète et philosophe », in Revue philosophique de la France et de l’étranger, 2012/1). Plus largement, cet impératif fonde la dévotion au Prophète, le médiateur par excellence, ou à l’Imâm pour les chiites.

Pourtant Rûmî n’est semblable à personne. D’où vient la puissance émotionnelle de sa poésie ? S’il est vrai que sa doctrine n’est pas différente de celle d’autres soufis, elle reste sous-jacente, il ne l’expose pas en philosophe, il use de la poésie, du langage qui agit par l’image, par le son, par le rythme (aussi les maîtres de l’ordre qu’il a fondé seront-ils poètes et musiciens, plus que théoriciens ; et leur pratique la plus typique sera le rituel dansé qui leur valut le surnom de « derviches tourneurs »). Là aussi, il est de son monde : en arabe et plus encore en persan, la mystique musulmane fera souvent de la poésie non seulement son mode d’expression mais son mode d’ébranlement, qui secoue et transporte. Mais Rûmî a un ton qui lui est propre, une certaine âpreté qui bouleverse, une rudesse parfois qui bouscule, une exaltation qui entraîne. Il y a dans ses vers une angoisse et une jubilation que n’adoucit pas la forme littéraire : « En tant que poète, Rûmî n’est pas entièrement représentatif de la grande tradition persane. Beaucoup plus spontané, moins policé, il se caractérise par la passion, l’enthousiasme, et l’absence de retenue dans l’expression » (Ève Feuillebois-Pierunek). L’abrupt Rûmî n’est pas un poète de tout repos, nul n’a autant que lui vilipendé le repos de l’âme : « Deviens étranger à toi-même / Et anéantis la maison, / Puis, viens, avec les amoureux ».

Chez Rûmî, rien n’est abstrait. Alors que chez Hâfez l’aimé qui est le chemin de l’Aimé n’est jamais nommé, chez Rûmî c’est un homme bien identifié : Shams de Tabriz, ce derviche errant qui vécut près de lui moins de deux années avant de s’éloigner pour toujours. La relation entre Shams et Rûmî est réciproque : d’une certaine façon, chacun façonne l’autre. Que s’est-il passé entre eux ? Tout ce qu’on sait et qu’on n’a cessé de répéter, c’est que c’est la rencontre de Shams qui transforma Rûmî, soufi sobre et érudit, en poète, en danseur. La nature même de la transformation est aussi mystérieuse que son processus. Pourtant Rûmî, toujours ardemment concret, laisse deviner le choc de deux personnalités très différentes, dont chacune était le destin de l’autre.

L’introduction de Charles-Henri de Fouchécour à sa traduction des Maqālāt de Shams de Tabriz (La quête du joyau. Paroles inouïes de Shams, maître de Jalâl al-din Rûmî, 2017) contient tout ce que l’on peut affirmer de sa vie : ses premiers maîtres en Azerbaïdjan iranien, quelques indications sur ses voyages avant qu’il ne vînt à Konya (il a fréquenté assidument Ibn ‘Arabî à Damas). On ignore ce qu’il fit après avoir quitté Konya au début de 1348, on ne sait rien de sa mort Aussi n’est-il pas étonnant qu’on ait beaucoup rêvé sur l’énigmatique Shams.

En même temps que cette traduction, paraît L’affamé, de Nahal Tajadod, qui est un poème en prose, une méditation, une biographie imaginaire de Shams à la première personne, basée sur les faits avérés, squelette auquel l’imagination donne une chair. Le Shams de Nahal Tajadod est insatiable, asocial, jugeant sévèrement les soufis de son temps, y compris Rûmî ; c’est un éternel errant, au caractère irascible et tendre, absolument dévoué à Rûmî, le quittant parce qu’il faut qu’il souffre de son absence pour « être brûlé » et devenir un immense poète : « Brûle-moi pour que je m’élève, / Que je raconte la brûlure ». Ce Shams est un personnage de roman, mais cette observation n’a rien de péjoratif : c’est un personnage de roman qui ne manque pas de consistance.

Rûmî : la tension vivante de la mystique et de l'amour

Venons-en à cette traduction qui s’ajoute à celle, plus copieuse (plus de quatre cents ghazals), d’Eva de Vitray-Meyerovitch et Mohammad Mokri (Odes mystiques, 1973) et à celle de Christian Jambet (Soleil du réel, 1999) ; on trouve aussi des extraits du Diwân dans le choix de textes réunis ou traduits par Leili Anvar dans Rûmî. La religion de l’amour (2011), et dans l’Anthologie du soufisme d’Eva de Vitray-Meyerovitch (1978) – je me limite aux livres qu’il est aisé de se procurer.

La traduction signée Jean-Claude Carrière, Mahin Tajadod et Nahal Tajadod n’est pas nouvelle. L’éditeur a omis de préciser que Cette lumière est mon désir est presque identique au Livre de Chams de Tabriz publié en 1993 avec une introduction de Mahin Tajadod, absente de la nouvelle édition. On y trouve le même choix de cent ghazals (sur les 3 230 ghazals que comporte l’édition persane). Les traductions paraissent rigoureusement identiques mais les notes en marge des poèmes ont été allégées. La traduction est faite sur l’édition de référence, celle de Badî‘zzamân Forûzânfar (que signifie alors la mention « Édition de Nahal Tajadod » qui figure sur la couverture ?).

Une note explique la méthode des traducteurs : Mahin Tajadod a donné le sens des vers persans, Jean-Claude Carrière s’est chargé de la traduction littéraire. Il a nettement exposé ses choix : « Le rythme tout au long du travail, l’a emporté sur les autres soucis […] Tout en respectant à la lettre, au mot près, le sens du texte, je me suis efforcé de conserver la cadence première ». Plutôt que d’entrer dans un débat théorique (la traduction doit-elle imiter la musicalité de la langue source, au risque de perdre de sa lisibilité dans la langue cible ?), voyons sur pièces. Certains passages paraissent très réussis, principalement ceux dont le rythme presque haletant rend l’impétuosité de Rûmî (« En avant, en avant, / Ne restez pas derrière, / Vous, le cœur du visible : / Sachez-le, sachez-le. »). Pour d’autres passages, on peut être moins convaincu. Est-ce pour rendre en français la vivacité du persan que Jean-Claude Carrière a quelquefois employé des tournures qui appartiennent à un registre assez relâché ? (« D’où je suis ? » « C’est qui ? », « C’est quoi ? »). Naguère, on aurait pu considérer que dire « c’est quoi ? » au lieu de « qu’est-ce ? » relevait du français populaire, et que cela pouvait s’accorder avec la brusquerie de Rûmî ; malheureusement, ces expressions sont aujourd’hui celles de la langue des médias, de la politique, de la publicité : le parfum qui émane de ces mondes ne dispose pas vraiment à entrer dans le poème.

Les poèmes ont été groupés par thèmes, « ordre […] qui permet d’organiser (légèrement) une sorte de voyage mystique », précise Jean-Claude Carrière. Sans doute a-t-on voulu ainsi aider le lecteur peu familier de cette poésie. Si l’intention est louable, ce parti pris n’est pas sans inconvénients. Non seulement le Diwân de Shams de Tabriz, tel qu’il se présente en persan, est une compilation sans ordre (si ce n’est le traditionnel regroupement des poèmes ayant la même rime), mais aucun des ouvrages de Rûmî n’est ordonné selon un ordre thématique. Le seul livre dont il a organisé la matière, son Mathnawî, se présente aussi comme un foisonnement déroutant, qui a peut-être un ordre subtil, mais certainement pas linéaire.

Le choix adopté pour cette édition n’est donc pas dans la manière de Rûmî. Celle-ci tend à dessiner une progression : d’abord l’inquiétude, puis la certitude, etc. Or, la simple juxtaposition assumée par les éditions en persan a un effet inverse : elle suggère qu’à tout moment de la voie toute la voie est présente ; rien n’est jamais dépassé, l’incertitude des débuts est incertitude jusqu’à la fin. De plus, indiquer d’emblée au lecteur quel est le thème principal d’un poème (celui du chapitre où il est classé), c’est orienter sa lecture plutôt que de le convier à sonder la polysémie de ces vers. Mais peut-être Jean-Claude Carrière a-t-il raison, peut-être fallait-il nous tenir un peu par la main ? On pourrait aussi bien conseiller au lecteur de ne pas craindre de s’égarer ; de prendre le livre n’importe où, de lire le poème qu’il a sous les yeux, de ne s’y attacher qu’aux vers qui le touchent, et de se laisser guider par ces vers pour peu à peu entendre aussi ceux qui d’abord ne lui parlaient pas, et surtout de ne jamais s’imaginer qu’il en a épuisé le sens. Rûmî ne nous recommande-t-il pas de renoncer à toute certitude ? « Nous ne savons pas cette voie, / Et ça, nous le savons très bien. »


  1. Alberto Fabio Ambrosio, Ève Feuillebois et Thierry Zarcone, Les derviches tourneurs. Doctrine, histoire et pratiques (Cerf, 2006). Ce clair exposé, disponible en ligne, s’appuie sur le livre de William C. Chittick, The Sufi Doctrine of Rûmî: An Introduction, 1974, et sur la thèse de Leili Anvar-Chenderoff, Du paradoxe à l’unité : L’œuvre lyrique de Jalâl-al-Dîn Rûmî, 1999.

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