La chanson du boucher

Venu à Tokyo à la suite d’une sorte de méprise, le narrateur de Canción se rappelle son grand-père paternel né à Beyrouth. Victime en 1967 d’un enlèvement en pleine guerre civile au Guatemala, cet Edouard Halfon a eu affaire au chef des ravisseurs, un certain « Canción ». Les deux hommes furent « alternativement victime et bourreau », selon la formule de Baudelaire. Du Japon à un bar de Guatemala City et quelques autres lieux, à travers différentes époques, le récit constitue une nouvelle pièce de l’histoire familiale, et plus encore, que relate, d’un livre l’autre, Eduardo Halfon.


Eduardo Halfon, Canción. Traduit de l’espagnol (Guatemala) par David Fauquemberg. Quai Voltaire, 176 p., 15 €


Sept livres traduits en français constituent la mosaïque Halfon. Sans former une série, ils sont un ensemble dans lequel on retrouve d’abord ce personnage d’Eduardo, sans doute l’auteur, mais qui s’offre une certaine marge de liberté. Et qui en laisse au lecteur, c’est certain. À chaque « épisode », un grand-père : celui de Canción est né en Orient, celui des autres récits est né à Lodz.

Le cœur de l’œuvre, c’est peut-être Le boxeur polonais, une nouvelle suivie d’une allocution prononcée au Portugal. Halfon y raconte comment son grand-père maternel, raflé dans le ghetto, a réussi à survivre en écoutant, une nuit durant, les conseils d’un boxeur polonais. Enfermé dans le Block 11 d’Auschwitz, il était promis à la mort. Savoir quoi dire et quoi taire lui a sauvé la vie. L’histoire du boxeur polonais revient dans Signor Hoffman, dans Monastère, au détour d’autres récits de Halfon. Comme revient le Guatemala. Et ce, toujours à travers un jeu d’associations, de coq-à-l’âne, d’ellipses et d’apparentes digressions, qui font le bonheur de cette lecture. Halfon est un conteur : on le lit, faute de l’écouter.

« J’arrivai à Tokyo déguisé en Arabe ». La première phrase du récit surprend. D’autant qu’elle ne correspond pas vraiment à la réalité. Bien des chapitres du récit débutent ainsi par une courte phrase aussitôt niée ou nuancée. Comme si le récit était improvisé devant nous. Halfon, invité à un congrès d’écrivains libanais, n’est pas tout à fait à sa place ; il est certes écrivain mais peu libanais. Son grand-père est né dans une famille juive du Liban, mais le passeport était syrien comme la domination. Il a quitté Beyrouth en 1917, est passé par la Corse, les États-Unis, avant d’habiter un « palais » à Guatemala City. Palais : ainsi le voit Eduardo enfant, quand il arrive dans le pays. Entre-temps, à la tête de l’entreprise Halfon-Gabai, le grand-père a fait fortune grâce au café, à une entreprise de construction, et sans doute à quelques appuis politiques. Le pays est souvent gouverné par des dictateurs et, quand il ne l’est pas, l’omniprésence des États-Uniens assure une certaine continuité.

Canción, d'Eduardo Halfon : la chanson du boucher

Eduardo Halfon © Adriana Bianchedi

Les récits de Halfon sont des pirouettes, pour reprendre le titre de son deuxième livre traduit (La Table Ronde, 2013) : on passe d’une scène l’autre, du léger au tragique, et vice versa, comme on verrait sauter un acrobate. Ainsi, la façon dont la United Fruit dirigée par les puissants frères Dulles a renversé Arbenz, un président élu qui voulait rendre les terres agricoles aux paysans pauvres, n’a rien de drôle. Pas plus que la répression menée contre la guérilla, inspirée de Castro après le fiasco de la baie des Cochons.

Et puis surgit Canción, ravisseur du grand-père en janvier 1967 mais personnage en soi. Il tient son surnom d’un jeu de mots sur carnicero et canción : le boucher et la chanson. Son portrait est un régal, en voici un trait : « Sa manière de parler, de s’exprimer sous forme de phrases courtes, cryptiques, sibyllines, poétiques presque. Elles étaient rarement longues ou même complètes et le sens de ses paroles se résumait rarement à leur sens littéral. » Une « armoureuse », une « cigale », du « quequexque » : laissons au lecteur le plaisir de découvrir le sens de ces mots.

La relation de l’enlèvement et de la remise de rançon occupe une partie du récit. Halfon le reconstitue puisque, né en 1971, il en a seulement entendu parler. Difficile de connaître toutes les sources. Il est possible que certains informateurs s’assoient dans le bar de la capitale que le narrateur décrit. On est là au cœur de Guatemala City, la photo d’un Clint Eastwood jeune et poussiéreux marque l’entrée des toilettes pour hommes, et les clients défilent. Une belle galerie de portraits de personnages tendrement grotesques, qui partagent des bières Negra Modelo ou des huitièmes de rhum entre deux cigarettes.

Le lieu et les circonstances importent puisque, le narrateur le fait remarquer au serveur, « l’histoire de ma vie s’est peu à peu confondue, inexorablement, avec l’histoire de mes bières et de mes cigarettes ». C’est donc à ce rythme plutôt pensif, rêveur, qu’il convient de lire Halfon. Le récit est monté en alternance, entre ce bar au présent et les événements de 1967 ou les épisodes d’enfance, et, dans chaque moment, des détails font saillie. L’enlèvement du grand-père libanais réveille le souvenir d’une belle ravisseuse, Miss Guatemala 1958, peut-être cette Rogelia Cruz, dont le destin cruel rappelle comment sévirent les paramilitaires dans tout le continent sud-américain. Le grand-père, patriarche autoritaire, rappelle aussi le souvenir d’une lettre qu’enfant Eduardo lui écrivit pour rompre avec lui, lettre que l’on retrouvera à la fin du récit, en même temps que l’identité de celui qui livra ce grand-père aux kidnappeurs. Quant à cet enlèvement, dont le but était de remplir les caisses de la guérilla, il se déroula dans de très bonnes conditions. Le kidnappé offrit deux plumes en or à l’un des ravisseurs, et quelques cigares à un autre. Halfon ne parle pas pour autant de syndrome de Stockholm.

Commencé et terminé à Tokyo, le récit forme une boucle. La jeune Japonaise qui accueillait le conférencier l’accompagne toujours. Elle se prénomme Aiko, sait dire « choukran » (Eduardo ne connaît pas de mot en arabe), et, bien que mariée à un Libanais, elle n’est pas insensible au charme de son invité. Et réciproquement. Là aussi le mélange des tons, le passage du léger au tragique, produisent leur effet. Le narrateur use de la parenthèse pour mettre à distance, ou plus exactement dire le rapprochement des corps. Elle lui parle de son grand-père grièvement brûlé au dos, lors du bombardement d’Hiroshima, et le narrateur met en relief des détails du visage ou du corps d’Aiko, vus en gros plan. Scène de séduction, l’épisode est aussi confluence de mémoires. Le grand-père d’Aiko ne montre jamais ses cicatrices en public, celui sauvé par le boxeur polonais garde sur l’avant-bras gauche un numéro, 69752, dont il a longtemps dit à son petit-fils que c’était son numéro de téléphone. Le narrateur est sur le point d’en parler avec la jeune Japonaise : « J’allais lui répondre que je comprenais bien le silence des grands-pères survivants, que je comprenais bien les marques qu’ils portaient dans la peau pendant le reste de leur vie. Mais je me contentai de finir mon café dans cet endroit confortable, plaisant, presque familier. »

Presque. Il faut que l’invité s’explique devant les participants à ce congrès d’écrivains libanais, lui que l’on tient souvent pour un écrivain juif, guatémaltèque, latino-américain, voire espagnol ou français sous prétexte qu’il a un temps vécu à Paris. Des participants l’attaquent, le traitent d’imposteur, d’autres ne comprennent pas qu’il ait digressé au sujet d’un éleveur guatémaltèque. Mais tout écrivain de fiction est un imposteur, et, comme le dit une professeure de littérature se faisant son avocate, « ses histoires donnaient toujours l’impression de s’égarer, de ne mener nulle part ». C’est bien là, en effet, tout leur charme et leur intérêt. Les boucles qu’évoque Daniel Mendelsohn dans Trois anneaux, ces boucles que W. G. Sebald formait lui aussi dans ses romans, conduisent à la vérité de la littérature et à ce qui en fait la beauté : elle est pudique.


Norbert Czarny d’EaN a animé une rencontre avec l’écrivain guatémaltèque Eduardo Halfon au Musée d’Art et d’Histoire du judaïsme.

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