L’enfance et son île

L’enfance de Claude Arnaud, qui publie Le mal des ruines, s’appelle la Corse. C’est un paese aux deux visages. Celui, rayonnant, fascinant, qui mène à la casa Zuccarelli, l’antre de la famille maternelle, et l’autre, obscur, convulsif, qui résonne encore des plasticages de naguère. 


Claude Arnaud, Le mal des ruines. Grasset, 128 p., 15 €


L’écrivain, dit-on, finit toujours par revenir sur les lieux de son enfance. Soit qu’il éprouve le besoin de se ressourcer – retrouver son génie ! – soit qu’il ait le désir d’éclairer telle ou telle appartenance, descendance, comme s’il s’agissait de faire la lumière sur ses origines. Un peu comme on éluciderait un crime…

La lumière, justement, c’est le premier mot de Claude Arnaud pour définir la Corse, cette île qui a façonné, sinon fasciné, son enfance, « parenthèse extravagante » déjà évoquée dans le très beau Qu’as-tu fait de tes frères ? (2010), source de souvenirs inépuisables, miroir dans lequel il se reconnaît encore aujourd’hui, presque malgré lui : « Une origine est un fantôme qui s’actualise parfois pour s’imposer comme une évidence, avant de regagner à pas de loup son grenier. Elle teinte à notre insu nos comportements, sans qu’il soit souvent possible de dire dans quelle mesure. »

Une Corse originaire, donc, teintée d’une couleur maternelle, qui est autant une histoire qu’une géographie. L’histoire : celle d’une famille haut perchée, les Zuccarelli, qui a donné naissance à une lignée de maires et d’hommes politiques comme on n’en fait plus, « acteurs-nés » surjouant leur rôle, qui contraste avec « l’existence minuscule » du petit « Parisien approximatif ». La géographie : celle d’un paese « dont les montagnes bornent les regards et pénètrent en profondeur l’esprit », la terre aussi vivante que vivifiante, magnifiée, sublimée par la langue de l’écrivain : « je ne dois à personne mon sentiment de l’île, il tient à une perfection élémentaire qui m’a d’emblée subjugué : ce que la Méditerranée offre de plus puissant se tient à mes pieds. Née d’un viol de la mer, cette érection de granit fascine, comme toute existence fortement sexuée ».

Attention, cependant, à ne pas faire fausse route… Car les chemins corses empruntés par Claude Arnaud ne mènent pas tous à Santa-Lucia-di-Mercurio, ce « nid de pierres » qui « opère jusqu’en son nom la synthèse entre le legs solaire de l’Antiquité, via le dieu du Commerce, et le martyre chrétien de sainte Lucie », que l’enfant transmute en Sainte Lumière du Mercure… De fait, il en est d’autres, plus tortueux, tortureux, qui ressemblent à des impasses. Lorsque l’île, dans le mitan des années 1970, devient le théâtre d’attentats répétés, que le « banditisme des uns encourage la vigueur racketteuse des autres ». Le bruit des bombes s’entend jusque sur le perron du repaire des Zuccarelli. Comme si l’insularité se retournait contre l’enfant devenu écrivain. Le Parisien reprend alors le dessus : permission d’exister contre permis d’inhumer ! « Je ne veux plus être corse, même à moitié. »

Le mal des ruines, de Claude Arnaud : l'enfance et son île

En Corse © Jean-Luc Bertini

Que la famille de Claude Arnaud se désagrège à peu près en même temps que l’île se fracture politiquement, voilà qui n’est pas sans rappeler les grandes tragédies antiques (et ce livre peut se lire comme une tragédie). Le frère aîné, Pierre, qui sombre progressivement dans la folie, la mère qui se meurt d’une leucémie, et bientôt l’autre frère, Philippe, l’adoré, que la mer emporte au large du golfe de Porto. Comme si tous succombaient aux blessures de l’île. Tous, sauf un. Le plus singulier des insulaires.

Car oui, le je de l’écrivain est bien une île, cette île : rocailleuse, lumineuse, orageuse, ombrageuse, mystérieuse. Qui prend racine dans certains des récits séculaires qu’elle sécrète presque naturellement, dans « des maisons surchargées de passé », dans « les stridences sérielles des cigales ». Qui échoue en même temps contre des récifs plus prosaïques, tel ce crime crapuleux commis par « des hommes s’affirmant plus corses que tout le monde mais ignorant ce qu’un cochon peut ingérer ». Difficile en tous cas de ne pas voir ressurgir, dans le corps décapité de la malheureuse victime, le spectre du frère disparu. Difficile aussi de ne pas apercevoir, à travers la personnalité de l’auteur du crime, archéologue le jour et plastiqueur la nuit, l’ombre de l’écrivain hanté par ses doubles : intime catharsis…

« Un meurtre ne s’explique jamais entièrement […] Une île ne s’explique pas plus… » Voilà donc la morale d’une Corse qui en a souvent trop et n’en a parfois plus. Engendreuse de mythes dont elle seule connaît la signification, elle ne se laisse guère appréhender que par le silence et la contemplation : la géographie allée avec l’histoire.

Le « mal des ruines », qui, paraît-il, frappe « certains archéologues quand ils découvrent une civilisation révolue », dit bien le « fond » d’une île, et d’un livre, qui ne cesse de regarder vers son passé, en même temps qu’il sous-entend la forme, l’essence mélancolique d’une écriture qui se sait vouée à faire revivre les morts, à « leur offrir une sépulture de papier ». Quelque part entre la mer, la terre et le ciel, au-delà du bien et du mal.

Au-delà du bien et du mal… Comment ne pas penser à la figure de la grand-mère maternelle, Catherine Turchini-Zuccarelli, alias Lilina, le fantôme bienveillant qui irrigue ce mal des ruines ? Celle qui est « capable de grimper son arbre généalogique jusqu’au XVe siècle à Florence », celle qui connaît par cœur l’histoire des familles insulaires à l’origine des clans, celle qui vécut le plus sûrement et le plus intelligemment sa corsité avec la francité, celle, enfin, qui célébra dans un livre la mémoire de Sandrina, une jeune fille de dix-huit ans que le bandit Castelli avait laissée agoniser deux jours durant, en interdisant qu’on l’inhumât. Son titre ? Sandrina, ou la jeune corse sans sépulture. On ne saurait mieux désigner le sens d’une écriture, ou, si l’on préfère, l’origine d’un écrivain. Car si je est une île, alors elle s’appelle aussi… Lilina.

Tous les articles du n° 120 d’En attendant Nadeau