Un mal-être mineur

Le mot « fatigue » est un de ceux qui résonnent le plus familièrement dans nos conversations ordinaires. Après le temps qu’il fait, et à la suite du « comment allez-vous ? », la phrase « je suis fatigué.e » est immédiatement acceptée et socialement bien comprise. Mais comment entreprendre une Histoire de la fatigue entre le Moyen Âge et nos jours ? Georges Vigarello a su relever le défi.


Georges Vigarello, Histoire de la fatigue. Du Moyen Âge à nos jours. Seuil, coll. « L’univers historique », 480 p., 25 €


Contrairement à ce que serait un indélicat et gênant « j’ai envie de crever », ou à l’impitoyable « ça va très très bien ! » qui claque la porte au nez, se dire « fatigué.e » est en effet l’aveu sans orgueil d’un mal-être mineur, dénué d’emphase comme de dramaturgie : grâce à la platitude du propos, le « je » qui se dit fatigué efface l’indécente originalité du « moi ». Pourtant, au cœur de cet état de fatigue, dont l’énoncé si vague, si banal, permet au moi de tirer sa révérence, se loge peut-être l’une des failles de la subjectivité humaine, comme une sourde menace d’affaissement. Dans son Ode à la fatigue (éditions de l’Observatoire, 2018), le philosophe Éric Fiat a su toucher la dimension ontologique profonde de cet état mineur.

Mais comment saisir l’évolution historique d’un état dont le récit n’est pas fait ? Le ou la fatigué(e) a les yeux qui se ferment sous son front plissé, soupire au lieu de parler, s’alourdit et s’affaisse, tend à s’abstraire du présent dans l’attente du repos, ce rêve réaliste – et réalisé au quotidien – d’annulation de soi, de perte de conscience. Le sujet fatigué s’absente de sa propre histoire.

Cet arrêt sur image qu’est une pause, une station hébétée sur le banc public, cet espace blanc du repos, dont l’apogée est le sommeil qui interrompt la ligne musicale du faire humain, semblait ne pas pouvoir entrer dans une grande histoire. Cette nécessité récurrente de l’arrêt même minimal soulève d’autant moins de questions théoriques qu’elle constitue elle-même la solution simple et pragmatique au problème de la fatigue : il faut se reposer à un moment donné, c’est un impératif modeste mais absolu qui enveloppe tout le faire humain, trop insignifiant et trop peu problématique pour alerter les historiens.

Bien sûr, la littérature, qui s’empare de tout, a su parfois mettre la fatigue sur l’établi, avec par exemple le dessein-destin d’un Oblomov, héros fameux du roman d’Ivan Gontcharov (1859). En choisissant l’horizontalité de la fatigue comme forme de vie, une vie arrêtée au seuil d’elle-même et immobilisée dans le mitan d’un divan, Oblomov met à distance, physiquement et donc réellement, politiquement, l’ensemble du monde social qui l’entoure, mais avec une grande tendresse et en dehors de toute injonction idéologique.

Histoire de la fatigue, de Georges Vigarello : un mal-être mineur

New York (1973) © US National Archives

Mort blanche du réel, la fatigue semblait donc échapper à toute historicité événementielle pour s’inscrire dans une triple temporalité. D’abord dans un temps long, anthropologique, de l’histoire des mammifères diurnes qui s’essoufflent et ne cessent de s’immobiliser à leur rythme dans une inaction de majesté, statues d’eux–mêmes posées sur tel rocher ou tel pouf. À l’autre pôle de l’éventail de la durée, la fatigue s’inscrit comme fait social dans le temps court de la journée, ce rythme quotidien d’Homo sapiens qui le fait tituber le jour et, chaque soir, désirer l’abandon de sa verticalité bipède humaine. Enfin, dans un temps virtuel, culturel et historique, de l’anticipation permanente, attendue comme normale et légitime, et inintéressante, d’une baisse de tension à un instant t de l’action, en fonction de l’effort entrepris. Ce régime d’historicité de plusieurs siècles, entre le XIIe et le XXIe siècle, du travail de Georges Vigarello constitue une prouesse, à cause de cette contradiction entre la plate évidence du thème, porté par son rythme en trois temps divergents, et la force discursive, linéaire, généalogique, de tout récit historien.

Déjà connu en tant qu’historien majeur du corps et des sensibilités depuis sa thèse magistrale sur Le corps redressé parue en 1978 (éd. du Félin, 2018), Georges Vigarello affine et construit une œuvre importante qui met en perspective une histoire de « l’être soi » du sujet occidental incarné dans son corps et animé d’émotions. Avec le thème de la fatigue, c’est une histoire du non-récit de soi qui entre dans la ligne de mire, celle du suspens récurrent et mineur de toute dramaturgie biographique que constitue la moindre séquence de repos.

Georges Vigarello est un lecteur formidable. Ses sources sont d’innombrables écrits en tout genre et de toute nature depuis le XIIe siècle. L’historien, tel un chasseur-cueilleur infatigable, doit en lire un nombre incalculable pour traquer une fatigue qui non seulement ne se raconte pas mais ne se nomme pas, surtout aux périodes anciennes. En effet, pour le Moyen Âge, où l’écrit est rare et les pensées personnelles perdues, il faut la traquer en sous-texte de récits portant sur autre chose, la déduire de situations citées voire décrites, sans pour autant que la référence à la fatigue soit faite. Grâce à un style très personnel et comme « aiguisé », mot qu’il affectionne, Georges Vigarello va la faire surgir comme une truffe extirpée du terreau textuel qu’il fouille.

Par exemple, il y a plus de cent exemplaires d’ouvrages datés des XIe et XIIe siècles en Europe du Nord qui relatent le voyage de saint Brendan, moine irlandais parti entre 512 et 530 chercher le paradis terrestre au large de l’Atlantique. La science s’interroge sur la réalité du voyage : jusqu’où a-t-il traversé l’océan ? Les historiens contextuels s’inquiètent : comment lire ces récits ? Georges Vigarello, lui-même voyageur pionnier dans un océan de références, effectue l’opération cognitive forte de poser la pertinence d’une fatigue particulière, située, comme fait historique. L’urgence quasi mystique d’un but, qu’il soit pèlerinage ou quête d’un Graal, se conjugue avec les difficultés matérielles et techniques du temps, quant à elles bien décrites, pour rendre plausibles d’immenses fatigues supportées.

Les longs voyages, le plus souvent à pied, des pèlerins, des croisés, des enfants, des errants divers, les marches forcées des soldats, des marchands, des fugueurs, furent nécessairement des occasions d’épuisements en abimes, jamais racontées, mais que l’historien déduit des textes. Et s’il trouve un document faisant état d’une demande de réduction du temps de travail dans tel ou tel secteur, il en déduit une attention portée, non seulement à la rentabilité du travail, mais aussi à la fatigue du corps au travail. Repérant dans les sociétés de cour de l’âge classique le mal aux pieds du courtisan obligé de rester debout pendant de longues heures d’attente anxieuse du signe royal, rêvant de la chaise qui n’est octroyée qu’aux  favoris du moment, dans une contrainte sur sa propre apparence, une surveillance de soi bien différente de celle du soldat, Georges Vigarello nous met sur la piste d’imaginer les fatigues particulières du mode de vie aristocrate courtisan, moins bien connues que celles du travail paysan de la même époque. Impossible, ici, de citer tous ces exemples de situations de fatigues plausibles au sein de ce travail qui entraine le lecteur, la lectrice, dans le plaisir de la différence non seulement avec les fatigues anciennes, mais aussi avec leur statut culturel et moral dans tel ou tel contexte historique. Cette Histoire de la fatigue met au jour un statut moral évolutif de la fatigue, entre signe de faiblesse, faute à expier, ou signe d’humanité.

Impossible aussi de résumer les lignes d’évolutions proposées dans ce travail, qui concernent des domaines hétérogènes : science et médecine, travail et religion, droit et littérature, pédagogie et management, psychologie et images du corps… Il semblerait qu’au fur et à mesure des temps et de la multiplication des écrits, les sensibilités collectives « s’aiguisent », les repères se déplacent et se complexifient, les seuils se précisent et se diversifient, dans un mouvement d’ensemble imperceptible et irréversible, délicat et massif à la fois, coextensif à celui de la modernisation et de l’individualisation croissante de sociétés occidentales où la culture écrite largement partagée redouble de sens et d’images tout le champ du faire et du ressentir. Et, ce faisant, le modifie et le reconfigure.

Histoire de la fatigue, de Georges Vigarello : un mal-être mineur

Pendant toute cette période, l’éventail des fatigues conscientes d’elles-mêmes se déploie largement. Leurs registres sont de plus en plus précisés, affinés, diversifiés jusque dans leurs versant moral et psychologique. La fatigue « des heures », qui ravage « jusqu’à l’âme », se dévoile et se décrit de plus en plus pour l’historien : la frontière avec l’ennui, fatigue morale, est touchée de façon croissante. Jusqu’où la catégorie psychanalytique de l’inconscient va-t-elle modifier la perception d’une fatigue signe de pathologie vers une fatigue symptôme de dépression ? La fatigue est une notion quasi vide, qui offre son hospitalité à toutes les offres d’herméneutiques. C’est aussi un fait évolutif, qui en s’accroissant peut devenir une torture. Ce qui la constitue aussi comme un levier dans tout espace de régulation collective et dans tout lien de domination : la fatigue est un fait qui concerne le politique.

On comprend au fil des pages à quel point la fatigue a quelque chose à voir avec le système culturel en vigueur et l’organisation sociale tout entière, qui définit l’identité et la valeur d’un sujet : l’homme fort, le héros indompté, le travailleur exceptionnel, le sportif triomphant, sont « infatigables », contrairement aux minables qui s’effondrent lamentablement… Il y a un lien de proximité sémiologique entre le courage et l’infatigabilité, entre le succès d’un combat héroïque et la résistance du héros non seulement au danger, à l’ennemi, mais aussi à son propre épuisement. Dans cette configuration très genrée, la fatigue peut être exprimée par des femmes délicates, avec élégance et théâtralité… et il y a une fatigue des femmes plus attendue et licite que celle des hommes, comme au moment de leurs règles. En face du combat contre la fatigue que suppose toute compétition, en plus du talent, la figure contemporaine du sportif et de la sportive de haut niveau a égalisé les sexes.

Ce travail propose également une perspective sur la question morale et politique de la fatigue dans le rapport de domination. Elle peut être un signe de faiblesse, voire de faute grave, à punir avec férocité. Elle signale aussi une des limites de l’humaine condition qu’il faut savoir respecter et organiser, ce dont on trouve des traces dans les textes depuis le grand Vauban au XVIIe siècle, et à partir du XVIIIe de façon croissante chez les penseurs des Lumières. De nombreuses situations historiques sont possibles, entre les organisations qui prévoient, protègent, soignent et accordent aux fatigues liées à l’exercice d’un travail donné un statut de normalité et de dignité, et les régimes d’oppression maximale du travailleur soumis au fouet s’il ralentit la cadence – galérien dans les cales des navires anciens, serf dans les fiefs du maître, prisonnier dans les camps de travail, de concentration ou d’extermination, constatés à toutes les périodes historiques jusqu’au XXIe siècle et dans de nombreux pays. Il y a les situations où le travailleur meurt de fatigue en toute normalité et celles où la fatigue est un fait et donc un droit, dont l’accroissement provoque épuisement et douleur, et qu’il s’agit de comprendre et d’empêcher. Enfin, la définition de la fatigue est historiquement liée à l’histoire des sciences et de la médecine, si bien étudiée par Georges Vigarello dans d’autres ouvrages, qui définissent l’énergie de la vie, des humeurs aux nerfs électriques à la chimie des hormones. Les soins, les diagnostics, les jugements évoluent eux aussi.

Tous les registres de sens produisent une forme de fatigue : la peine du religieux qui jeûne et se contraint à l’insomnie n’a rien à voir avec le fêtard qui se veut « ivre de fatigue ». Le travail de Georges Vigarello oblige à penser une possible ethnologie de ce thème qu’il lance magistralement : l’effet « psychotrope » de la fatigue à bas bruit, engendrée par les conditions de vie et des situations difficiles que l’on peut décrire, peut être aussi capté par le regard historien. La fatigue plausible, au long cours, de certains acteurs sociaux, fatigue parfois non perçue ni nommée, peut ainsi être saisie dans la chaine des paramètres qui interviennent dans des irruptions de dysfonctionnement, de violences, de crises familiales ou collectives, sur-interprétées le plus souvent dans d’autres registres idéologiques, mais souffrant d’un grave déficit de compréhension. Histoire de la fatigue ouvre donc un champ immense aux sciences sociales.

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