L’œuvre de Maryline Desbiolles est un puzzle dont les diverses pièces s’assemblent de livre en livre. Il y est question d’un territoire, de moments éclaboussés de lumière, d’adolescents sur le seuil de l’existence, de rencontres. On est à la lisière de Nice, des personnages et des lieux reviennent, pour peu qu’ils aient un jour disparu. Dans Le neveu d’Anchise, Aubin, le narrateur, vit dans ce paysage qui fut celui d’Anchise, apiculteur au sort tragique, rencontré il y a plus de vingt ans dans le roman du même nom (Seuil, 1999). Mais les noms de Sasso ou de Reine, royale patronne d’une pizzeria, rappellent aussi Dans la route (2012). On ne saurait s’arrêter là.
Maryline Desbiolles, Le neveu d’Anchise. Seuil, 144 p., 16 €
On ne peut s’arrêter, puisque, dès la première partie, avec ce « À perdre haleine je cours », on est emporté par l’élan du jeune narrateur. Il traverse les champs, les talus, les collines, et la phrase nous emporte, très longue, aussi rythmée qu’une course bien menée. Cette même course, on la trouvera deux autres fois, au début de chaque partie, mais nul ne sait où elle conduit Aubin. À l’instar de la plupart des héros de Maryline Desbiolles, à l’instar de ses mots qui jouent ensemble, il cherche, il veut découvrir et rien ne peut l’arrêter. Il est le Neveu, avec la majuscule, comme celui de Rameau pour Diderot et celui de Wittgenstein pour Thomas Bernhard, même s’il n’a pas accédé à leur célébrité.
Tout a commencé avant, dans une sorte de prologue, avec un « Je ne l’ai pas connu » sec, que suivra, là aussi, une longue phrase pour dire la terreur, sous un « ciel semblant vert de rage ». Les abeilles du vieil Anchise sont devenues folles et assaillent le narrateur et sa mère, tandis que « ce vieux con de boiteux » regarde en riant. Quelque temps après, ne s’étant jamais remis de la mort de sa femme, une certaine Blanche, il s’immolera par le feu. Pendant soixante ans, il est resté « veuf à vie » ou « veuf à vif », c’est selon.
Le blanc inonde l’ouverture du roman, une lumière aussi blonde que les cheveux de la défunte, et l’on reconnaît l’univers de l’auteure : pas de texte de Maryline Desbiolles sans cet éclat, que ce soit Primo, qui s’ouvre sur un éblouissement dans la gare de Turin, Le beau temps, qui évoquait le musicien Maurice Jaubert, Lampedusa, ou La scène.
Raconter Le neveu d’Anchise, c’est accepter que la sensation l’emporte sur le sens, sur une construction logique, même si le roman suit des lignes précises et que des personnages apparaissent, existent, ombre et clarté mêlées, comme la mère ou tante Stef’, Maxou, et surtout Adel, le gardien de la déchèterie construite sur la maison d’Anchise, sur son corps aussi, dans un paysage qui est un autre personnage, et pas le moindre, de ce roman. Dans la route était l’histoire d’un bout de route et de ceux qui l’avaient arpenté, Le neveu d’Anchise est ancré en ce même endroit, laideur visible et beauté cachée au temps des transformations, et d’une prétendue adaptation.
Au cœur du roman, cependant, la rencontre entre Aubin et Adel. « Adel, je ne sais pas le décrire », dit Aubin, avant de trouver : « Adel est un buisson, un gardien de chèvres, un chien de troupeau, un joueur de flûte ». Il habite l’Ariane, en périphérie de Nice, ce quartier que Maryline Desbiolles avait magnifié dans C’est pourtant pas la guerre et dans Aïzan. Là coule le Paillon, rivière parfois à sec. Le jeune garçon travaille à La Pointe-de-Contes. Il est né à Nice. Son père, né à Ugine, était fils d’immigrés des Aurès, venus dans la cité savoyarde pour travailler à l’usine. Ce n’est pas indifférent : Ugine est le lieu d’origine de la romancière ; ses grands-parents d’origine piémontaise y avaient vécu et travaillé. Aujourd’hui, la « forme blanche » de ceux qui traversent la montagne passe plus au sud, par ce coin de France, non loin de Vintimille. Éternelle histoire d’exils, sans cesse recommencée.
Adel ouvre l’horizon d’Aubin. Le jeune garçon doit en effet composer avec des lieux sans grâce et une famille que l’on découvre par touches, une famille décomposée-recomposée. Laurence, alias Lolo, la mère, a perdu toute beauté en perdant ses nombreux kilos. Elle a aussi perdu la tête et son mari, « agent de collecte des déchets, éboueur, ripeur », comme il aime à se désigner, vêtu d’un jogging beige très laid quand il transpire devant ses jeux vidéo. Il est parti et « Maxou » l’a remplacé. Routier spécialiste dans les produits dangereux pour gagner sa vie, il aime courir sur la route plutôt que sur les sentiers ou les chemins de la nature. « Il est bougon, brutal, il est laid, ses traits sont grossiers, mais il la tient. » « La », c’est donc « Lolo » : « J’aimais mieux quand ma mère était énorme. Comme une île, un nuage, une colline. J’aimais mieux quand ma mère était une colline. Et la voici court-circuitée, la voici en morceaux livrée à d’affreux bouts de plastique aux couleurs criardes. »
Un corps défait ou morcelé à l’image de la route, sur laquelle on a supprimé les platanes « pour donner plus de vie au quartier, on avale la couleuvre, on a abattu les grands arbres des deux côtés de la route qu’ils ombraient ou plutôt qu’ils faisaient palpiter doucement entre ombres et lumières, les platanes trop encombrants, trop immobiles, trop durs, trop platanes, on avale la couleuvre, on est trop content, les feuilles des platanes salissaient les piscines gonflables et autres tubulaires ». L’écriture répète, ressasse cette blessure infligée aux lieux, et, quand elle ne joue pas de l’anaphore, elle constate, comme désabusée. Ainsi de la maison aux extérieurs de dépotoir, qu’habitent Lolo et Maxou, maison mitoyenne de celle que partagent l’oncle et Tatie Stef, leurs jumeaux aussi gros que grossiers, cousins d’Aubin. Les deux goinfres ressemblent aux lieux.
Aubin se sent étranger, « il y va de ce sentiment douloureux, violent mais exaltant aussi, de n’appartenir à rien ». La laideur n’est toutefois pas uniforme, les êtres ne sont pas tout d’une pièce, et cette Tatie Stef, qui travaille comme vigile et aime les armes à feu, est aussi celle qui cache dans un placard ces Poèmes à Lou qu’elle connait par cœur, ou qui peut réchauffer un oiseau blessé pour le sauver. Tatie Stef et son chien, un bas rouge qui hante les rêves du narrateur et traverse les pages comme un fantôme noir.
En même temps qu’Adel, Aubin rencontre le jazz, celui de « Chettino » : Chet Baker, l’écorché vif, lui donnera envie d’apprendre à jouer : « Je souffle en secret dans ma trompette. Je me cache avec elle dans la colline où je brais ma solitude, mon ignorance, ma maladresse. » La musique pour se sauver ou pour grandir, celle d’un homme fragile, déchu, et souverain.
Aubin rencontre également le souvenir, celui d’Eugène Anchise amoureux de sa défunte Blanche, celui d’Antoine, qui avait combattu en 1917 et que, dans une longue phrase semblable à une course folle, le narrateur étreint. Il y a ce qui reste de ces hommes : « le saccage de la maison d’Anchise est désormais bétonné et Adel en est désormais le gardien. » Les habitants le regardent de travers, les injures racistes pourraient pleuvoir, quelque chose l’en préserve. Rien, en effet, n’est caricatural chez Maryline Desbiolles, même quand elle décrit ces voisins qui, ayant gagné au loto, avaient créé un jardin de luminaires et organisaient des soirées karaoké. On sourit, on ne ricane jamais.
L’ombre est là, elle tempère la vive lumière, ce soleil souvent écrasant qui rendrait toute chose implacable, dans ce coin de « côte d’Azur ». Au blanc qui aveugle, répond le noir du chien au sort tragique. Tout est écho, lueur ou signe d’espoir. Aubin change, apprend, court : « Et s’il y avait dans le vieux monde voué aux orties de quoi nous revivifier ? Les orties peut-être, l’insignifiant, le moins que rien, la quantité négligeable, le proscrit, le mis au ban, le sans titre, sans terre, sans domicile fixe, sans-papiers, sans valeur, sans prix, le non négociable. Le vieux monde voué aux orties est peut-être au-devant de nous ». Aubin veut y croire, et le lecteur avec lui.