Entre la Renaissance et la Révolution, les Parisiens, toujours plus nombreux dans une ville de plus en plus étendue, produisent une quantité croissante de déchets et d’ordures. Paris est pourtant loin d’être engloutie sous la masse des immondices. Comment le défi de la salubrité est-il relevé trois siècles durant ? Les historiens Nicolas Lyon-Caen et Raphaël Morera s’attellent à la question dans À vos poubelles citoyens !
Nicolas Lyon-Caen et Raphaël Morera, À vos poubelles citoyens ! Environnement urbain, salubrité publique et investissement civique (Paris, XVIe-XVIIIe siècle). Champ Vallon, coll. « L’environnement a une histoire », 240 p., 22 €
Vers 1750, le récit de voyage d’Hanna Dyab, marchand d’Alep, décrit « les rues de Paris, balayées, propres et entièrement nettoyées de toute saleté et ordure ». « Voilà », dit l’auteur, « le premier système organisé que j’ai pu observer dans la florissante ville de Paris » qu’il peut comparer avec les autres cités qu’il a traversées : Istanbul, Tunis, Livourne, Marseille, Lyon. Au même moment, lettrés, artistes, médecins, administrateurs, dressent à l’inverse le tableau boueux et malodorant d’une capitale encombrée par une accumulation de déchets, polluée par les eaux usées et stagnantes, infectée par les miasmes et menacée par la maladie.
En faisant l’histoire des odeurs, des lieux d’aisance et des pratiques corporelles, Alain Corbin, Roger-Henri Guerrand et Georges Vigarello ont mis en valeur le changement de régime des sensibilités à l’égard de la saleté et des effluves de la cité. Au temps des Lumières, où l’on est loin des critères actuels de salubrité et d’hygiène, les seuils de tolérance envers les nuisances olfactives s’abaissent. Jusque dans les années 1780, au nom des théories hippocratiques qui associent environnement et santé, on tend à refouler à la périphérie des villes les activités salissantes, les sources de pollution et de miasmes. Mais l’historiographie a jusqu’alors surtout insisté sur une incapacité structurelle à assainir l’environnement urbain, faute de moyens humains et techniques suffisants. La monarchie, soucieuse de purifier la ville à des fins de prestige, épaulée par les médecins éclairés, les ingénieurs et les administrateurs réformateurs, se serait heurtée à l’inertie et aux réticences d’une population attachée à ses pratiques traditionnelles.
Nicolas Lyon-Caen et Raphaël Morera, tous deux chercheurs au CNRS, spécialistes d’histoire sociale urbaine et d’histoire environnementale, proposent plutôt de comprendre la gestion des déchets, et plus généralement de l’environnement urbain, dans le cadre des compétitions politiques et économiques qui animent les différents acteurs qui font la ville : habitants des quartiers, édiles et représentants du pouvoir royal, financiers, entrepreneurs du recyclage et de l’évacuation des boues, inventeurs et faiseurs de projets, paysans périurbains en quête d’engrais. Ils montrent que les Parisiens sont à la fois conscients de la nécessité d’assainir leur environnement et acteurs de cet entretien, bien avant la révolution hygiénique du XIXe siècle.
La démarche des auteurs dessine une histoire de l’environnement, qui associe des questionnements portant sur l’histoire des techniques et du travail et sur l’histoire de l’administration et du financement d’une économie de services. Mais son intérêt et son originalité principale résident dans le fait de considérer la dimension sociale et politique de cette gestion de l’espace urbain, bien commun organisé en vue de la commodité de tous, et que les principaux intéressés – les habitants – prennent en charge bien avant l’État royal.
Assainir Paris constitue un défi de taille. Entre le début du XVIIe siècle et 1789, la superficie de la capitale a presque été multipliée par six et sa population par trois pour atteindre 600 à 800 000 habitants. Le réseau viaire s’est étendu, les usages diurnes et nocturnes de l’espace se sont intensifiés, accroissant les nécessités de l’entretien comme la production de déchets. Aux déjections humaines, à tous les résidus liés aux consommations et aux activités productrices, il faut ajouter les conséquences de l’omniprésence animale. En 1789, on compte ainsi plus de 21 000 chevaux à Paris, force motrice essentielle autant qu’élément d’ostentation. Certes, le déchet non recyclable n’existe alors quasiment pas. Les peaux, les graisses, les carcasses de milliers de têtes de bétail consommés chaque année, les cendres de bois, peuvent être réemployées dans maints processus industriels et artisanaux ; les déchets ménagers sont réutilisés sur place ; boues et excréments s’avèrent de plus en plus précieux pour les cultivateurs des environs de Paris.
À la veille de la Révolution, il reste néanmoins 30 000 tonnes d’ordures à évacuer chaque mois, ou l’équivalent annuel des 500 à 600 kilogrammes de déchets produits par habitant. Au rythme des saisons, il faut aussi se préoccuper des retombées des intempéries qui encombrent la voirie et rendent son usage difficile. Le souci de préserver la navigabilité de la Seine et la qualité de ses eaux interdit de faire du fleuve le réceptacle des multiples vidanges dont la ville a besoin. Paris étant dépourvu d’un système général d’évacuation, impossible à construire dans un bâti très dense, le recours s’impose aux bras, aux pelles et aux balais, aux paniers et aux brouettes, à la hotte du chiffonnier et à la charrette des éboueurs.
De François Ier à Louis XVI, l’assainissement de la ville se fait à partir de l’usage de plus en plus intensif d’une main-d’œuvre légèrement outillée. La part des innovations techniques reste modeste en ce domaine. L’assainissement mobilise, à un rythme qui devient quasi quotidien, jours fériés compris, des tombereaux numérotés, tirés par un à trois chevaux, dotés de roues métalliques pour accroître leur capacité de charge et dont on cherche progressivement à améliorer la fermeture et l’étanchéité. La circulation multipliée de ces véhicules exige l’entretien régulier du pavé et son extension progressive, mais aussi l’aménagement des « voiries », espaces dont on souhaite qu’ils soient contrôlés, servant à entreposer les boues et les déchets évacués avant leur valorisation. L’ouverture et l’entretien des « voiries » incombent d’abord aux seigneurs, avec le soutien de la ville, à certains entrepreneurs ou à des communautés de métiers comme celle des bouchers, aux contribuables des quartiers sur des terrains fournis par le domaine royal.
À la fin du XVIIIe siècle s’activent encore dans les rues plusieurs centaines de balayeurs employés par la ville pour nettoyer les espaces considérés comme publics (places, promenades boisées sur les anciens remparts) et une quarantaine de vidangeurs répertoriés avec leurs dizaines de salariés. En fonction de la saison mais aussi des fluctuations du marché du travail, on confie à des salariés non qualifiés et dépourvus d’emploi le soin de casser la glace et de déblayer la neige comme lors du rude hiver 1788 où l’on en compte près de deux mille. Le nettoiement fait alors office de chantier public pour les pauvres conjoncturels, sorte d’atelier de charité en plein air procurant une rémunération minimale.
Mais, fondamentalement, la préservation de l’environnement urbain s’apparente à un travail civique, qui s’inscrit dans le système des régulations bourgeoises fondant depuis le Moyen Âge les prérogatives politiques des municipalités. Avant d’être une affaire d’ingénieurs ou de techniciens, l’entretien de la cité repose sur l’expertise d’agents de terrain, au sein d’une organisation politique fondée sur la délibération publique des problèmes intéressant la communauté et qui associe la compétence à l’appartenance sociale plus qu’à l’exercice d’une profession. Alors que les principaux locataires d’immeubles ou les propriétaires sont tenus de « balayer devant leur porte », sous peine d’amende, il revient à des notables de quartiers, désignés en assemblée par les habitants, de veiller au respect de la réglementation municipale et royale en matière de salubrité, de superviser le travail des entrepreneurs qui ont été sélectionnés pour évacuer les immondices. Ils sont aussi responsables de la levée de la taxe « des boues et des lanternes » qui permet de financer le système du nettoiement et celui de l’éclairage. Faute de pouvoir mobiliser des financements suffisants pour en prendre le contrôle, faute de vouloir à toute force régenter la totalité de la vie urbaine et des institutions municipales, la monarchie s’accommode largement jusqu’à Louis XIV de ces pratiques délibératives et de cette économie du nettoiement, décentralisée et autonome.
Le règne de Louis le Grand amorce pourtant des changements d’ampleur dans l’organisation des services de la salubrité publique, promis à s’accélérer au XVIIIe siècle. La création de la lieutenance générale de police en 1667 qui modifie la gouvernance urbaine, la croissance de l’administration policière du Châtelet et l’inventivité financière d’une monarchie constamment en mal d’argent sont au cœur de cette dynamique. La monarchie parvient à imposer en 1704, puis encore au milieu du siècle, le rachat de la « taxe des boues » acquittée jusqu’alors par les habitants. L’opération suppose que les bourgeois assujettis à cet impôt acquittent en une seule fois l’équivalent de plusieurs années d’imposition. En échange de cet argent frais immédiatement perçu, l’État doit ensuite assurer lui-même le versement centralisé des fonds permettant de financer la collecte des immondices. La fin d’un mode de gestion participatif et l’instauration du contrôle du lieutenant général sur la passation de marchés publics auprès des entrepreneurs du nettoiement ouvrent la voie à un exercice de la propreté urbaine plus unifié, à l’échelle métropolitaine.
Dès 1749, la collecte des boues et immondices fait l’objet d’un contrat unique. Exclus des processus de décision, écartés du choix et du contrôle des entrepreneurs, les Parisiens s’impliquent moins dans la tâche qui leur revenait de longue date : le balayage. À partir des années 1770, le chef de la police propose aux particuliers d’employer des balayeurs agréés, parachevant une tendance à la professionnalisation des services urbains et à la déresponsabilisation des habitants. L’espace urbain cesse d’être considéré comme la juxtaposition d’espaces communs, régulés par la délibération collective, pour devenir un espace plus vaste, placé sous la responsabilité de la monarchie.
À la fin du XVIIIe siècle, quantité de services – éclairage, vidange des fosses, ramonage, approvisionnement en eau – sont ainsi progressivement mis en régie et confiés à des entrepreneurs privés sous la tutelle de l’administration. L’investissement dans les services offre des perspectives avantageuses pour les techniciens, les innovateurs et les financiers attirés par la certitude d’un soutien public et la possibilité de s’affranchir des contraintes encore imposées par les communautés de métiers. Deux logiques et deux argumentaires s’épaulent alors : la rationalisation gestionnaire d’une part, la dynamique entrepreneuriale privée, favorable à l’émergence d’un capitalisme de services d’autre part. Mais, à la veille de la Révolution, la gestion des boues est devenue moins citoyenne. L’un des intérêts de ce petit ouvrage stimulant et affuté est de souligner la dimension éminemment politique des modes de gestion de l’environnement.