Regards sur les arts africains

L’étude de l’historienne de l’art Maureen Murphy sur les dispositifs d’exposition des arts d’Afrique en France et aux États-Unis, publiée en 2009, reparaît en même temps qu’un ouvrage collectif, Déborder la négritude, qu’elle a codirigé avec Mamadou Diouf. Les voies ouvertes il y a plus de dix ans restent encore insuffisamment balisées, notamment pour le cas français.


Maureen Murphy, De l’imaginaire au musée. Les arts d’Afrique à Paris et à New York (1931 à nos jours). Les presses du réel, coll. « Œuvres en société », 374 p., 30 €

Mamadou Diouf et Maureen Murphy (dir.), Déborder la négritude. Arts, politique et société à Dakar. Les presses du réel, 256 p., 24 €


Cette réédition aurait sans doute pu être augmentée et actualisée au regard de l’importance que ces enjeux ont acquise au cours de la dernière décennie. Bien que Maureen Murphy prenne le soin d’avertir ses lecteurs que « la nouveauté de l’ouvrage tient donc moins ici à son contenu qu’au contexte dans lequel il paraît, et qui lui confère un éclairage inédit », et que, dans sa préface de l’époque, Philippe Dagen appelât à ce « que de tels travaux soient entrepris […] que de tels livres soient publiés et lus afin que nous soyons un peu moins aveugles », la lecture de De l’imaginaire au musée installe peu à peu le sentiment de n’être qu’à demi-éclairé et à moitié dessillé. Nombreuses sont les observations de l’historienne de l’art qui produisent un véritable effet d’entraînement, mais l’absence de prolongement tend malheureusement à diminuer leur portée, comme si ses critiques visaient juste sans toujours toucher leur cible.

L’une des premières cibles de Maureen Murphy est le musée du Quai Branly – Jacques-Chirac, qu’elle a pu observer de l’intérieur avant sa création en 2006, tandis qu’elle rédigeait sa thèse doctorale dont ce livre est issu. Les débats auxquels elle assiste alors entrent étrangement en résonance avec ceux qu’elle est en train de documenter, signe que la recherche et la réflexion sur la muséographie des arts lointains n’ont que peu évolué en près d’un siècle. L’ironie française veut qu’un tel retard se rattrape généralement par un projet grandiose à même d’en recouvrir les causes sans les examiner. Maureen Murphy constate en ce sens que « le bâtiment conçu par l’architecte Jean Nouvel est un hommage aux musées d’ethnographie ou d’histoire naturelle du XIXe siècle ; une œuvre romantique, imprégnée de nostalgie, traversée d’exotisme. Une telle institution aurait difficilement pu naître ailleurs qu’en France ».

Les États-Unis souffrent quant à eux, en effet, d’autres biais, rappelle l’autrice, que la statue équestre de Theodore Roosevelt érigée en 1940 à l’entrée du Museum d’histoire naturelle de New York, flanquée d’un Noir et d’un Amérindien à pieds, cristallise à ses yeux : une vision raciste et viriliste de la conquête de l’Ouest, permettant au passage d’émanciper ses références culturelles de celles de l’Europe. Mais le primitivisme qui en a découlé a au moins fait l’objet outre-Atlantique d’une intense prise en charge scientifique par les meilleurs historiens d’art du temps, au Museum of Modern Art (MoMA) d’abord, au Museum of Primitive Arts (MoPA), créé en 1954, ensuite, avant que les collections ne soient transférées au Metropolitan Museum en 1976. Quant au Museum d’histoire naturelle, il a annoncé, peu avant l’été, que le groupe sculpté allait être déboulonné.

Maureen Murphy et Mamadou Diouf : regards sur les arts africains

En France, Maureen Murphy observe au contraire, un peu désabusée semble-t-il, que l’on fait « comme si rien n’était advenu depuis que Guillaume Apollinaire avait appelé, en 1912, à la création “d’un grand musée d’art exotique, qui serait à cet art ce que le Louvre est à l’art européen” », si bien que, « du bois de Vincennes au jardin du quai Branly des années 1930 à nos jours, le temps s’est écoulé et pourtant, une certaine esthétique demeure, teintée de nostalgie ». Laquelle exhale manifestement un parfum puissant, oscillant, d’un musée l’autre, entre style découvreur et style esthète.

En 2000, la direction du musée du Louvre admettait l’aménagement en son sein, un peu à l’écart tout de même des grandes collections, d’un département des arts extra-occidentaux. Il s’agissait bien, en l’espèce, d’une concession, définie comme « une ambassade permanente » par le site Internet du musée du Quai Branly (auquel il est désormais rattaché). Il faut dire qu’à l’affront de voir une section du Louvre échapper à l’accrochage chronologique s’ajoutait celui de se voir imposer par le pouvoir politique d’alors une sélection formée à l’initiative d’un marchand d’art, en l’occurrence Jacques Kerchache, revendiquant hautement la prééminence de critères esthétiques sur la contextualisation scientifique.

De ce basculement vers l’œil du collectionneur, il résulte, note Maureen Murphy, qu’« aujourd’hui quasiment rien n’est dit de l’histoire des objets exposés, l’attention étant surtout portée sur les personnalités ayant rapporté ces objets en France ». Sur leurs conditions d’arrivée, l’information fait également défaut, ce qui ne laisse pas d’alimenter la suspicion, en particulier en ce qui concerne les œuvres d’Afrique qui « sortent massivement du continent, par malles entières, entre 1950 et 1970 », conduisant l’UNESCO à rédiger cette année-là une « convention d’interdiction de l’exportation de biens culturels issus du pillage, que la France ne ratifie que vingt-sept ans plus tard, en 1997 ».

Entre autres, deux facteurs expliquent le trouble de cette situation et celui qu’elle ne peut manquer de susciter parmi les visiteurs. La première tient au fait qu’« en histoire de l’art, le champ reste quasi vierge » sur ces questions, cédant la place à l’anthropologie et quelquefois aussi aux connaisseurs, qui sont souvent des collectionneurs. Or, et c’est l’autre raison, plus subtile mais peut-être plus déterminante, ces derniers se sont formés aux arts lointains à travers leur connaissance de l’art moderne qui a donné ses lettres de noblesse à des œuvres longtemps réservées, justement, à l’ethnographie. Au point de voir d’abord en elles des « copies » des œuvres d’avant-garde, écrit Maureen Murphy, qui relève que « cette inversion du rapport d’influence est fréquente et constitue une donnée essentielle de l’imaginaire occidental associé à ces objets ».

La puissance discursive de cette association tient notamment au fait qu’elle n’est pas la conséquence exclusive de l’occidentalisation des regards portés sur les œuvres dites primitives ni des pratiques artistiques dites primitivistes, puisqu’elle fut également formée, dès les années 1930, par les mouvements affirmant leur dignité depuis les colonies. Maureen Murphy s’intéresse en particulier à celui de la négritude, jusqu’à se demander, compte tenu, par exemple, de l’évolution de la pensée de Léopold Sédar Senghor sur ce sujet, comment ce mouvement, « fer de lance des revendications indépendantistes africaines, antillaises, haïtiennes et noires américaines dans les années 1930, a pu se transformer en vecteur d’une “solidarité” néo-coloniale ».

Maureen Murphy et Mamadou Diouf : regards sur les arts africains

La question est de taille, mais certaines des réponses qui peuvent lui être apportées se trouvent en réalité moins dans De l’imaginaire au musée que dans l’autre volume signé Maureen Murphy avec Mamadou Diouf, paru cette année : Déborder la négritude. Quoique limitées au cas sénégalais, les études rassemblées dans Arts, politique et société à Dakar n’en posent pas moins quelques jalons qui rendent intelligible la manière qu’a eue Senghor d’inscrire son discours sur l’art africain dans les cadres du modernisme. Avec des degrés de critique variables, Joshua Cohen démontre, par exemple, comment son insistance sur la notion de rythme lui servit « de démarche purement formelle et poétique déguisée en aperçu culturel profond », là où Giulia Paoletti explique combien, « en confrontant la pratique de l’art à la photographie, Senghor aspirait à libérer l’image africaine (qu’elle fût écrite, peinte ou photographiée) du fardeau de la représentation ».

Toutes aspirations se transformant en injonctions contradictoires au moment de doter le Sénégal indépendant d’institutions artistiques à même d’exprimer, selon le vœu du poète devenu président, l’art authentiquement africain. Le témoignage du défunt Iba Ndiaye, recueilli en 2003 par Maureen Murphy, est à ce titre éloquent, lui qui, formé comme peintre en France après-guerre, fut chargé d’organiser à Dakar l’école des beaux-arts de la ville dans les années 1960, mais à qui on reprocha aussitôt d’européaniser l’enseignement technique qui devait demeurer au contraire spontané afin d’adhérer aux prédispositions supposées des artistes sénégalais. « Le plus drôle, confie-t-il, c’est que beaucoup d’Africains disent “Iba Ndiaye, mais c’est un peintre toubab !” Et, à l’inverse, les Européens disent “qu’Iba Ndiaye, n’est pas Africain”. Je suis pris dans un étau ».

Il n’est d’ailleurs pas certain que cet étau se soit beaucoup desserré depuis. Comme l’écrit Elizabeth Harney dans la contribution de loin la plus circonstanciée du recueil, « le soutien aux artistes africains contemporains dans les institutions du monde de l’art global a progressivement donné lieu à des attentes de projets focalisés sur les archives », concevant ainsi « les artistes comme des provocateurs postcoloniaux auxquels revient la tâche de fournir des solutions miracles à la honte institutionnelle et de formuler de plates demandes de réparation ». L’une des sorties empruntées par les artistes africains contemporains en général, et sénégalais en particulier, pour quitter cette ornière, soutient Elizabeth Harney, est de rechercher ce qui, dans le contemporain, ressortit au moderne, avec toute la potentialité critique recélée par cette position qu’elle nomme « rétromoderne » et qui fera, annonce-t-elle, l’objet d’un prochain livre. Ce qui est assurément une heureuse nouvelle, tant cette recherche demande effectivement à multiplier les éclairages.

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