Avec plus de soixante titres parus, l’œuvre de Jacques Ancet est vaste et diverse. Sans y inclure ses nombreuses traductions d’écrivains espagnols, elle comprend une pièce de théâtre, des romans qui n’en sont pas vraiment, des essais – sur, entre autres, Luis Cernuda ou Bernard Noël – et surtout des textes poétiques, sous forme de proses ou de poèmes. Par la qualité de l’écriture, cette œuvre s’inscrit dans une certaine littérature, mais comme à la lisière où commence une autre aventure : celle de l’être confronté à l’espace et au temps. Aussi faut-il accorder une importance toute particulière au sous-titre de son dernier livre, La vie, malgré : ce sont des « chroniques ».
Jacques Ancet, La vie, malgré. Chroniques. Lettres Vives, 112 p., 18 €
En sous-titrant ainsi son ouvrage, Jacques Ancet nous donne une indication de lecture en faisant directement référence au temps, non pas dans son aspect chronologique, mais dans son immédiateté, l’instant, seul moment où l’on existe vraiment, le passé n’étant plus, hormis dans la mémoire, et le futur pas encore. C’est pour cela qu’il s’exprime au présent de l’indicatif et sur le vif, à l’instant même où, écrivant, son regard se pose sur les choses, mais comme en déroute. Car l’instant se dérobe à chaque instant et quand on croit saisir son plein on n’en retient que le vide.
C’est pourtant dans l’instant que, pour Jacques Ancet, se joue la vie, c’est dans l’instant qu’une porte ou une fenêtre peut s’ouvrir. Mais s’ouvrir sur quoi ? « Un bourdonnement de tondeuse quelque part, un coup de vent brusque, les feuillages secoués, clignotants – on s’y reconnaît –, les genoux croisés, la lumière qui pâlit. À quoi bon chercher ? Tout est là », écrit-il. Tout est là, certes, mais en même temps tout se dissipe. À peine vues, les images disparaissent, l’absence envahit la présence. Le temps agit ainsi comme une gomme et tout redevient imperceptible, y compris sa propre identité. Il est caractéristique que Jacques Ancet utilise pour s’exprimer plusieurs pronoms personnels, le « je », le « tu », le « il », le « on » et même le « elle » quand il s’agit de la voix qui parle en lui à son insu, comme si c’était celle d’un autre dont le visage reste à découvrir.
Pourtant, il y a chez ce poète l’intuition, au creux de l’instant, d’un point immobile qui ne se laisse pas entraîner par le mouvement du temps, comme si fatalement, malgré ce que dit Héraclite, on se baignait toujours, aussi, dans le même fleuve. Celui-ci passe… et ne passe pas : « qu’est-ce qui revient sans revenir puisque c’est toujours là », se demande encore l’auteur. C’est ce lieu en dérobade de tous lieux qu’il traque dans l’instant vécu et dans l’espace concret des objets quotidiens et des paysages proches, un arbre, un oiseau…
S’il y a ainsi une métaphysique dans ce livre, elle n’est en rien coupée du sensible mais au contraire elle l’engage totalement, dans une sorte d’ontologie en action. Aussi Jacques Ancet est-il continuellement aux aguets, insatisfait de ce qu’il voit et de ce qu’il entend. Il sait que nous sommes victimes de nos préjugés, de nos conditionnements, en un mot d’une perception dévoyée par le langage que l’on nous a légué, avec ses concepts et ses contraintes. Ce que nous voyons est peut-être la réalité, construction arbitraire façonnée par l’homme, mais ce n’est pas le réel. Celui-ci n’est pourtant pas ailleurs qu’ici et l’on peut le découvrir, pour peu qu’on le débarrasse de sa croûte, que l’on purifie la perception.
Comme tout ce que l’on ressent passe par le langage, Jacques Ancet se met à l’écoute d’une autre voix en lui-même, porteuse d’une langue mise à nu, dont il sent la présence sans trop la comprendre, mais qui cherche à lui dire quelque chose, à lui donner à voir avec les mots : une voix qui aurait des yeux neufs à lui offrir. Cette voix est là depuis toujours, il faut qu’il apprenne à l’entendre et pour cela il doit s’effacer, le corps se faire transparent pour n’opposer aucun obstacle à la vibration, sauf la main, toujours là, qui oriente. Ce sont souvent des murmures, des chuchotements « sans bouche ». Il ne sait pas vraiment si cela vient du dedans ou du dehors, la voix du monde peut-être dont il n’est qu’un fragment. Il est significatif que son écriture prenne la forme d’un halètement. Ça rôde aux abords, c’est presque ça. Il donne le même nom aux choses mais la lumière a changé.
Soudain la vie : « Ce qui me conduit ressemble au bourdonnement de feu des insectes dans l’écume des hautes herbes. J’avance. Sur le fil du devenir. Vacillant, sûr de mon pas. Et rien pour m’accompagner. Et rien pour m’accueillir. Le vent n’a pas cessé. Sur la face de pierre passent des ombres. J’avance et tout vibre. Comme si le monde entier brûlait soudain à la pointe de cet instant. Comme si tout était là, dans l’infinie blessure de la beauté. »