L’hôte venu du futur est passionnant pour ses deux faces, envers et endroit d’un même intérêt. La première face – l’endroit – est constituée par quatre ensembles de poèmes d’Anna Akhmatova (1889-1966), quatre « cycles » publiés en URSS dans le volume La course du temps, en 1965, à un moment où le régime n’était plus « carnivore » (un mot d’Akhmatova), et où elle était plus ou moins rentrée en grâce. Chaque poème est très précisément daté, de 1946 à 1963, l’ordre du recueil n’étant pas nécessairement chronologique : ce sont des poèmes choisis et organisés en ensembles par Akhmatova, donc avec intention. C’est ce qu’essaie de déplier la longue introduction biographique – et c’est la deuxième face de ce livre.
Anna Akhmatova, L’hôte venu du futur. Poèmes. Trad. du russe par Sophie Benech. Édition bilingue. Interférences, 80 p., 13 €
Ce n’est pas une simple préface destinée à situer l’œuvre et l’auteur. La traductrice Sophie Benech y défriche les « sentiers de la création ». Car ces quatre cycles (Cinque, L’églantier fleurit, Le trèfle de Moscou et Vers de minuit) ont été inspirés à Akhmatova par sa rencontre avec un jeune attaché d’ambassade de Grande-Bretagne, d’origine russe, Isaiah Berlin, en poste à Moscou.
De passage à Leningrad, cet amateur et connaisseur de la littérature russe cherche à rencontrer des écrivains soviétiques. Introduit par un tiers, il débarque le 15 novembre 1945 dans la désormais célèbre « Maison sur la Fontanka ». Quelques jours auparavant – ce n’est pas sans importance –, le fils d’Akhmatova, Lev Goumilev, est revenu de déportation. Il avait été arrêté en 1938 : de cette épouvante pour elle était né son célèbre Requiem (1940), alors bien entendu consigné dans ses tiroirs, devenu par la suite le symbole d’un peuple terrorisé.
Akhmatova, elle, n’a jamais eu vent de l’existence d’Isaiah Berlin, de quelque vingt ans son cadet. Les 15 et 17 novembre 1945, et probablement autour du 6 janvier 1946 (cette rencontre est restée dans les poèmes d’Akhmatova comme la nuit de l’Épiphanie, le Jour des Rois, appelé aussi par l’orthodoxie russe « Théophanie »), ils vont passer ensemble trois nuits blanches dans les longues nuits de Leningrad. Éclair venu d’un autre monde, dans la solitude et l’effroi du Leningrad de l’immédiat après-guerre.
« Quelle ténébreuse potion
Nous a servie cette nuit de janvier ?
Et quel invisible embrasement nous a donc
Fait perdre la tête jusqu’à l’aube ? »
Ils sont immédiatement de plain-pied l’un avec l’autre – le « miracle de notre rencontre », écrit-elle. Le statut même de cet embrasement, qu’importe, et Sophie Benech laisse cette inutile question à son inutilité. Mais que de ces nuits Akhmatova ait construit un amour salvateur, préservateur, et surtout créateur, ne fait aucun doute : « Tu n’as pas été mon Énée très longtemps… »
« Cette porte que tu as entr’ouverte / je n’ai pas la force de la refermer ». Qu’elle le veuille ou non, la séparation fait son œuvre, et la porte se referme lentement. Pourtant, elle ne va pas cesser de poursuivre leur conversation nocturne, comme un nécessaire et invisible guide intérieur. Cela va changer son destin et celui de sa poésie, c’est ainsi qu’elle-même l’entend.
Sa poésie ? À partir de cette date, toute la suite de son œuvre, y compris ce qui est resté à l’état inachevé, foisonne d’allusions à ces « nuits plus claires que le jour ». En 1964, dans un fragment inédit, elle écrit : « Qui croirait qu’en l’an soixante-quatre / Je puise toujours au même fond ? » Vingt ans durant, le thème de la rencontre, de la flambée des âmes, de la séparation « noire et solide », va devenir l’expression des êtres qui s’aiment dans la nuit soviétique.
Son destin ? Six mois plus tard, en août 1946, elle est mise au ban de la vie intellectuelle, ridiculisée, interdite de publication. Son ex-mari, Pounine – remarié, mais c’est chez lui qu’elle habite à la Fontanka –, est arrêté, et ne reviendra pas. Suit une décennie noire avec la nouvelle arrestation de Lev. Pour elle, à tort ou à raison, et probablement à raison (vu la paranoïa policière à l’œuvre en URSS), ses malheurs découlent de ce qu’elle a enfreint une règle en recevant un étranger, diplomate de surcroît, donc espion potentiel. Sophie Benech détaille les faits, le matériau même des quatre cycles quelle présente. On est au cœur de ce qu’est le travail d’un poète : c’est de « l’oxygène à l’état natif », pour reprendre un mot de Breton.
Au-delà même de son destin et de son œuvre, Akhmatova a fini par se convaincre que ces rencontre interdites ont aussi changé le destin du monde et sont à l’origine de la guerre froide. Elle le dira à Lydia Tchoukovskaïa dans un de leurs entretiens (traduits par Sophie Benech en 2019 et l’écrira même dans la « Troisième dédicace » du Poème sans héros achevé en 1962, œuvre inclassable qu’elle travaille depuis 1940 :
« J’en ai assez d’être glacée de peur,
Je préfère invoquer la Chaconne de Bach,
Elle entrera suivie d’un homme….
Il ne deviendra pas l’époux cher à mon cœur,
Mais ce que cela nous vaudra à tous deux
Le vingtième siècle en sera bouleversé. »
La « Troisième dédicace » est datée du « Jour des Rois 1956 ». Or l’été 1956 va donner une suite tout aussi inattendue aux trois nuits blanches. Isaiah Berlin est de retour, en voyage privé. En août, il apprend la présence d’Akhmatova à Moscou et l’appelle au téléphone pour la rencontrer. Elle refuse de le recevoir.
« … mois d’août, comment as-tu pu m’envoyer
Pareil message en ce terrible anniversaire ? »
Ce poème, inclus dans L’églantier fleurit, est daté du 14 août 1956. C’est la date anniversaire de l’enterrement d’Alexandre Blok en 1921. Il faut aussi se rappeler que Blok était mort le 4 août, au lendemain même de l’arrestation de Nikolaï Goumilev, le 3 – Goumilev a été fusillé le 21 ou le 25 août. Toute sa vie, Akhmatova a lié le mois d’août à des événements tragiques.
Qu’elle ait eu peur de recommencer la décennie tragique (son fils vient à nouveau d’être libéré), c’est probable. Mais cela, c’est la circonstance extérieure. Pour s’approcher de la réalité intérieure, Sophie Benech analyse les faits, confronte ce que l’un et l’autre ont dit de cette conversation, et là encore nous met au cœur de l’énigme de la création. Ce coup de téléphone, qu’Akhmatova va nommer une « non-rencontre », résonne dans son œuvre durant la décennie qui lui reste à vivre, et prend la forme d’une mystique de la séparation. Tout L’églantier fleurit en est l’expression.
« On ne saurait imaginer séparation plus absolue,
[…] Et personne en ce monde
Ne fut jamais plus séparé que nous » (1962)
Étrange écho aux poèmes d’Emily Dickinson, exactement un siècle auparavant, qui fit elle aussi de la séparation une partie de son univers poétique :
« Il faudra donc que Nous unisse l’absence –
Toi là-bas – Moi – ici –
Entre nous cette Porte entr’ouverte
Que sont les Mers – et la Prière –
Et ce Blanc Secours –
Le Désespoir – » (1862)
Il n’est du reste pas impossible qu’Akhmatova ait lu des poèmes d’Emily Dickinson, dans l’anthologie en russe de la poésie américaine parue en 1946 à Moscou – son frère, émigré aux États-Unis, pouvait peut-être lui procurer des ouvrages en anglais (la première édition complète des poèmes de Dickinson aux États-Unis date de 1955).
Isaiah Berlin et Anna Akhmatova se croiseront une dernière fois en 1965, à Oxford. Elle lui remettra un magnifique petit quatrain à double entente, par lequel se termine la préface de Sophie Benech. Akhmatova est le quatrième des grands poètes de la Russie soviétique, avec Boris Pasternak, Ossip Mandelstam et Marina Tsvetaeva. Elle a mis plus de temps à être entendue en Occident. En comparaison de la flamboyante Marina Tsvetaeva, frontale et guerrière, aujourd’hui très connue du public français, la réticente Akhmatova, altière et rétractile (pas effacée pour autant), est peut-être moins facile à médiatiser – L’hôte venu du futur est une façon parlante d’approcher son énigmatique et somptueuse simplicité.