Baptiste Morizot fait entendre depuis quelques années une voix philosophique mais aussi littéraire singulière. Philosophe de profession (spécialiste de philosophie de la biologie), il est aussi l’auteur d’enquêtes comme Manières d’être vivant et Raviver les braises du vivant. À mi-chemin du récit et de l’essai, elles donnent un sens inédit à l’écologie politique du moment.
Baptiste Morizot, Manières d’être vivant. Enquêtes sur la vie à travers nous. Actes Sud, 325 p., 22 €
Baptiste Morizot, Raviver les braises du vivant. Un front commun. Actes Sud/Wildproject, 200 p., 20 €
Rarement une crise nous aura donné autant à penser. La catastrophe écologique qui s’annonce donne lieu depuis quelques années à une production éditoriale impressionnante, en France comme dans les environmental studies anglo-saxonnes. Or, au-delà de l’aspect quantitatif du phénomène, on ne peut qu’être frappé par l’intensité de la pensée engagée dans cette question. S’expose la plupart du temps une ambition intellectuelle majeure, ni plus ni moins que le projet d’une refondation radicale de nos différentes catégories de pensée. Il y a à cela une raison de principe.
Ce n’est pas seulement que nous avons devant nous une crise d’une exceptionnelle gravité, qui nous force à lever la tête et à tout remettre en chantier. C’est aussi que se constate, en regard, une véritable impuissance à y faire face. Et c’est sans doute cette disproportion entre l’ampleur de la menace et l’inertie qui y répond, plus encore que la crise écologique elle-même, qui alerte la réflexion et, pour ainsi dire, la chauffe à blanc. « La maison brûle et nous regardons ailleurs » (selon la formule désormais consacrée) : cela engage toute une réforme de l’entendement, la proposition de manières de penser moins oublieuses, moins contrefaites, qui seraient enfin à la hauteur des tâches à venir.
Les deux livres de Baptiste Morizot parus en 2020 s’inscrivent dans la veine de cette radicalité. Il nous faut, dit-il, « de bonnes idées pour les mains disponibles », et par ailleurs « des idées aux mains puissantes ». Mieux penser d’une part, pour mieux agir d’autre part. C’est dire que la rhétorique y est partout, au meilleur sens du terme : une exhortation à transformer nos esprits comme nos comportements. Comme toute rhétorique, celle-ci se cherche des leviers – des points d’appui pour transformer en profondeur, des mécanismes psychologiquement efficaces.
Le premier levier, qui regarde la transformation de la pensée, est narratif. Mieux penser en effet, cela ne signifie pas seulement savoir. On peut certes savoir que le dualisme est « un spectre qui nous hante », qu’il fige l’humain dans une position dominatrice et sans issue, ou qu’il enferme le vivant dans le rôle de la « nature », c’est-à-dire d’un ensemble de ressources économiques ou même esthétiques à notre disposition. On peut bien sûr plaider en faveur d’une « politique vitale » qui saurait, sous l’homogénéité d’une même nature, nous rendre attentifs à la singularité des vivants. On peut vouloir pousser les vieux murs de la maison humaine pour y accueillir tous les non-humains.
Sauf que, en réalité, savoir et même vouloir ne suffisent pas. Baptiste Morizot propose davantage. Dans Manières d’être vivant, mais également dans Raviver les braises du vivant, il raconte. Il propose des récits plus ou moins longs, des épisodes de vie précis et circonstanciés, comme le pistage d’une meute de loup en montagne, entre hiver et printemps ; ou comme le projet de « réensauvagement » (rewilding) d’une forêt dans le Vercors. En chacun de ces récits le plaidoyer prend corps, la pensée devient une épreuve vécue, celle d’une coexistence effective et concrète avec d’autres vies que les nôtres.
La « diplomatie des interdépendances » et des « égards ajustés » que Baptiste Morizot appelle de ses vœux depuis son premier ouvrage consacré à la réintroduction des loups en France (Les diplomates, 2016), nous la vivons ici en première ligne, dans des descriptions qui sont de minutieuses leçons de choses, des « histoires comme ça » capables chaque fois de nous emmener loin de nous-mêmes. « Reprendre langue » avec des animaux pourtant sauvages, éprouver l’exotisme de leurs formes de vie, et dans le même temps une commune appartenance à la grande famille des vivants, voir en face ce paradoxe de leur « intime altérité », tous ces mots d’ordre bien connus deviennent ici des expériences palpables, simples, évidentes.
Comme le dit très justement Alain Damasio dans sa postface à Manières d’être vivant, Baptiste Morizot « est là quand d’autres regardent ailleurs ». Entendons : « Il habite le présent de nos relations, il s’y place comme au nœud de l’écheveau et nous fait ainsi toucher ce que nous pouvons être et comment cohabiter ensemble une fois cette absurdité abyssale d’un monde coupé du monde dépassée ». C’est la grande force de ces récits, leur claire évidence : nous sommes là, vivants au milieu des vivants, heureux d’ouvrir les yeux pour simplement voir ce qu’il y a à voir.
Mais il est question par ailleurs de mieux agir. Où trouver les ressources locales d’une action efficace au niveau global qui est celui de la crise écologique ? Comment rendre commensurables le micro et le macro ? En quoi le réensauvagement d’une forêt de 500 hectares, ou encore l’exploitation d’une ferme en permaculture, peuvent-ils s’avérer efficaces à l’échelle planétaire ? C’est à nouveau, sur ce terrain de la pratique, minutieusement analysée pour être le plus efficace possible, une question de levier : « Quel levier d’Archimède pour des actions écologiques d’envergure ? »
La réponse que donne Raviver les braises du vivant est de nature philosophique. Elle consiste à se donner une vision positive de la vie, de son dynamisme, de sa prodigalité, de sa puissance de régénération. À ceux qui, au moment de l’incendie de Notre-Dame de Paris, comparaient nos écosystèmes saccagés à des cathédrales en feu, à toute « patrimonialisation » inquiète de la nature, Baptiste Morizot oppose une métaphore différente, qui court tout au long de l’ouvrage : la vie est moins un vénérable monument à conserver qu’un « feu créateur » ; moins une vieille chose fragile que nous avons faite, puis défaite, et qu’il nous faudrait restaurer, qu’un feu puissant. La métaphore est importante car elle redonne confiance, elle agit comme un levier d’espoir.
Baptiste Morizot convoque la belle intuition de Darwin à propos des orchidées : une orchidée qui germe peut disséminer jusqu’à cent quatre-vingt mille graines, donc occuper à elle seule un demi-hectare. Pour peu qu’on la laisse germer ainsi que ses descendantes, il suffirait de quatre générations pour que la Terre soit couverte d’orchidées. Telle est la « nature intrinsèque du vivant : c’est la prolifération créative de variations, capable de recouvrir le monde comme un feu ». Et c’est pourquoi, ajoute Morizot, « on ne régénère pas le vivant, on amorce ses puissances autonomes de régénération ».
L’interdiction de la chasse à la baleine, à la fin des années 1970, a fait passer la population des baleines à bosse de 440 individus à plus de 40 000 aujourd’hui. En toute rigueur, on n’a rien fait pour cela. Ou rien fait d’autre que de ne rien faire, c’est-à-dire « laissé s’exprimer la dynamique de leur population ». C’est ici que le réensauvagement d’une forêt prend tout son sens : faire confiance à cette forêt et à ce qu’elle peut, accompagner la dynamique de ses interdépendances, ne favoriser que son autonomie ou ce qu’on appelle sa « libre évolution ».
L’hypothèse Gaïa de James Lovelock n’est pas loin, sauf que la capacité d’autorégulation et d’autorégénération du vivant, et la confiance qu’elle peut nous donner, s’éprouvent moins à l’échelle de la Terre qu’à celle des écosystèmes locaux. Et à l’échelle de cette expérience, on comprend très concrètement que la solution ne se trouve ni du côté de la surproduction « extractiviste », ni même de la préservation sanctuarisante. Car l’exploitation sans scrupule, tout comme la compassion et le soin victimaire, sont deux façons de rater la « Grande Vie » des vivants.
Ce n’est pas nous qui faisons ou défaisons la vie, c’est elle qui nous a faits et continue de nous faire. « Il ne s’agit pas de défendre le vivant parce qu’il est utile pour nous en services quantifiables, ni parce qu’il est vulnérable et appelle notre compassion ; mais pour ses puissances mêmes, ces puissances qui nous ont façonnés, tissés à toutes les autres formes de vie, et qui nous perfusent de vie chaque jour encore ».
Ceux qui ont lu ces textes savent que cette voix est douce et accueillante, qu’elle invite à la conversion écologique plutôt qu’elle n’y exhorte frontalement. Elle n’oppose pas camp contre camp, même si c’est bien d’une « bataille culturelle » à venir qu’il s’agit. Sa diplomatie est plus fine, moins attendue, ajustant artisanalement ses attentions et ses égards au gré des situations racontées.
L’écologie politique, celle par exemple d’un Bruno Latour à travers sa critique des modernes, ou encore « l’anthropologie de la nature », celle d’un Philippe Descola ou d’un Viveiros de Castro dans leur relecture de l’animisme amérindien, ce grand mouvement de réenchantement de la nature se prouve ici en marchant. Il s’accomplit par des récits plutôt que par des plaidoyers austères. À la fin, on n’a qu’une envie, fermer tous les livres et partir en forêt, ou en montagne, à la rencontre de toutes ces « manières d’être vivant » que nous ne voulons plus oublier.