Plusieurs publications sur la photographie dans les empires coloniaux avaient ces dernières années suscité des réserves, voire de vives critiques, en particulier s’agissant de l’acte de republication de certains clichés de cet immense corpus. Deux livres apportent un regard complémentaire car très différent sur la question, en proposant de revisiter l’histoire de la photographie à partir du fait colonial. Daniel Foliard, à partir des archives photographiques britanniques et françaises au tournant des XIXe et XXe siècles, Pierre Schill en concentrant son regard sur le reportage réalisé en 1911 par Gaston Chérau sur le conflit entre l’Empire ottoman et l’Italie.
Daniel Foliard, Combattre, punir, photographier. Empires coloniaux, 1890-1913. La Découverte, coll. « Histoire-monde », 380 p., 23 €
Pierre Schill, Réveiller l’archive d’une guerre coloniale. Gaston Chérau, correspondant de guerre, 1911-1912. Créaphis, 478 p., 35 €
Il n’est pas anodin que, après un premier chapitre visant à se démarquer de la question de la photographie des atrocités coloniales, le livre de Daniel Foliard commence véritablement dans un deuxième chapitre traitant de la pratique photographique et de son développement en des termes déjà énoncés par le théoricien des images François Brunet, disparu en décembre 2017 ; à savoir la question du rapport entre cette nouvelle technologie pour saisir le réel, d’une part, et le pouvoir, celui de la domination et celui du savoir, d’autre part.
En rappelant la scène photographique primitive, celle du photographe et de son sujet, l’auteur définit immédiatement son point de vue : il ne s’agit pas pour lui d’écrire un ouvrage centré sur les images de l’histoire coloniale mais, partant du constat que le colonialisme est au cœur de la modernité, de relire l’histoire de la photographie en montrant comment, tour à tour, les mondes coloniaux ont été des lieux d’expérimentation et de production de clichés, mais aussi comment ils ont relevé du vaste corpus photographique qui a produit de nouveaux « imaginaires sociaux » communs, au même titre que le cinéma quelques années plus tard. En d’autres termes, l’apport de cette volumineuse enquête est, non de proposer une contre-histoire par les images du colonialisme, mais plutôt de proposer une contribution à une histoire mondiale de la photographie. Que ce livre inaugure la collection « Histoire-monde » de Pierre Singaravélou prend tout son sens.
Daniel Foliard ne cache pas les difficultés d’une telle entreprise, à commencer par le fait que la constitution d’un corpus en photographie multiplie les problèmes rencontrés avec les archives. Le premier biais est la manière dont la photographie a été très tôt constituée en moyen de visualisation de l’extrême – de la violence, des catastrophes, du paysage spectaculaire – mais il en est d’autres : il y a évidemment un écart entre les clichés pris et celui choisi et développé – les plaques s’abiment et les négatifs vont souvent à la poubelle ; de même, entre l’image publiée et celle qui reste dans un album individuel ; ou encore, il est nombre d’effets minorés entre les photographies d’un Gaston Chérau publiés dans le grand quotidien Le Matin et celles de Renée Bonnetain reproduites pour certaines seulement dans ses confidentiels souvenirs de voyage au Soudan français.
Mais là n’est pas la seule mise en garde que se donne Daniel Foliard. Il faut aussi éviter de trop singulariser les usages « coloniaux » de la photographie, on l’a dit, pour mieux à l’inverse les identifier, saisir les dispositifs subtils qu’offre ce medium. L’historien montre ainsi dans un chapitre très éclairant sur la circulation des images comment elles participent à la constitution de véritables « manuels » de punitions à l’adresse des populations indigènes, ces mêmes images jouant en Europe une fonction de publicité.
Outre un propos clair, évitant le jargon des études visuelles actuelles, Combattre, punir, photographier assume ses propres faiblesses ; si Daniel Foliard choisit d’enquêter sur les deux empires coloniaux français et britannique (laissant de côté le corpus belge), le chercheur sait qu’il va « rater » une image, une série… Pour organiser son propos et tenir compte de ce risque, l’historien part des matériaux qu’il a manipulés, il part de ce qu’il a regardé. Le livre se donne ainsi, non comme un album – le choix de publier les photographies dans le texte sans traitement particulier souligne bien ce geste –, mais comme une boite à archives dans laquelle, au fur et à mesure de son enquête, Daniel Foliard a accumulé des images en historien et non en collectionneur, des images qu’il a documentées patiemment pour construire une série qui fait discours.
L’imprécision n’est pas de mise ici : la notice de l’image reproduite est précise mais elle est à chaque fois doublée d’une analyse rapportant les conditions de la prise de vue, la circulation de l’image ou encore l’histoire de sa conservation. Il démontre, et il en est encore besoin, que l’acte de photographier n’est pas à sens unique. Daniel Foliard montre comment les images ont pu aussi être des outils de dénonciation, pas seulement du colonialisme mais de la photographie elle-même, comme dans l’affaire de l’officier des Indes W. W. Hooper, en 1886, qui « adapte » l’exécution d’ennemis birmans à son expérimentation de la photographie instantanée. Alternant images « banales » et cas « limite », le livre permet de mieux comprendre, au-delà des différences entre les deux empires et les colonies, ce qu’est un « programme iconographique », pour reprendre les termes d’Armando Petrucci. Il contribue au dévoilement en cours, non de « représentations » du monde, mais d’une écriture du monde particulièrement passionnante.
L’ouvrage de Pierre Schill poursuit ce travail en le proposant à d’autres regards : artistes, critiques et écrivains. Le volume publié par les éditions Créaphis, qui depuis des années poursuivent un travail éditorial à la fois élégant et sobre, reproduit d’abord avec soin les archives de Gaston Chérau sur le conflit qui se déroula dans l’actuelle « Libye » entre Italiens et Ottomans en 1911 et que l’on considère comme le début du premier conflit mondial. Cet important corpus, comprenant deux cents photos, des lettres mais aussi un récit, est conservé pour partie à la Bibliothèque nationale et aux archives départementales de l’Hérault – occasion de souligner combien les archives départementales sont des gisements extraordinaires de documents en tout genre.
La grande originalité de Réveiller l’archive d’une guerre coloniale est que Pierre Schill ne se limite pas à retracer l’histoire de ce corpus, ce qu’on y voit, ce que fut cette guerre. Il se fait passeur et propose à une série de contemporains de « revivifier l’archive » pour reprendre la belle formule des jeunes historien.ne.s de la revue en ligne Entre-Temps. Plasticiens, écrivains, critiques, mais aussi historiens, s’approprient ces images et disent ce que ces photos leur « font », travaillant ainsi la mémoire des images. L’entreprise était risquée, mais transmettre l’histoire n’est pas chose aisée, et cet épais volume s’avère un intéressant complément à l’ouvrage de Daniel Foliard.
Que faire désormais de ces images ? Vont-elles alimenter un peu plus le marché de la photographie ancienne, nos collections patrimoniales, les lieux d’exposition de la photographie contemporaine ? Les verra-t-on aux Rencontres d’Arles avec celles de Depardon ou de Salgado ? Avec pertinence, ces deux ouvrages posent très bien cet étrange et encombrant statut des photographies, tout à la fois archives et objets.