L’engouement pour les mythes antiques ne faiblit pas, et Pat Barker n’est pas la première à tenter de donner une voix de femme à l’Iliade. L’écrivaine britannique, autrice d’une grande fresque sur la Première Guerre mondiale (Regeneration, dont la première partie fut traduite aux éditions Actes Sud en 1995, malheureusement non rééditée depuis), s’en tire toutefois avec une certaine justesse : dans le ton comme dans les choix narratifs, en donnant la parole à Briséis, Troyenne donnée à Achille, devenue objet de discorde entre ce dernier et Agamemnon.
Pat Barker, Le silence des vaincues. Trad. de l’anglais par Laurent Bury. Charleston, 350 p., 22,50 €
Achille est le grand héros de l’Iliade, le guerrier grec par excellence, mais, pour Briséis, c’est d’abord l’assassin de son mari et de ses frères. Elle entend son nom scandé par l’armée grecque qui saccage sa ville, bien avant d’échoir entre ses mains comme esclave. À l’instar de cette rencontre initiale très indirecte, beaucoup d’événements de la guerre de Troie parviennent à la narratrice du roman de Pat Barker par bribes, par ouï-dire, ce qui ralentit certes le récit mais rend palpable le silence qui entoure les femmes pendant les longues années de siège : non seulement on attend qu’elles gardent le silence (« le silence sied aux femmes », parole d’Ajax), mais on ne leur dit pas grand-chose.
Le sort des captives est froidement énoncé par Agamemnon lorsqu’il refuse de rendre Chryséis à son père : « Elle passera le reste de sa vie dans mon palais, loin de son pays natal ; elle tissera le jour, couchera dans mon lit la nuit, elle portera mes enfants, jusqu’à ce qu’elle devienne une vieille, très vieille femme édentée. » Une loi que Briséis avait déjà formulée en voyant le sort des unes et des autres : « Rien n’avait plus d’importance à part la jeunesse, la beauté et la fertilité. » Le titre original, The Silence of the Girls, suggère la vulnérabilité des prisonnières de guerre ; quel que soit leur âge, elles sont traitées comme des parts de butin. Peut-être est-ce aussi une référence oblique au Silence des agneaux ; Iphigénie, la fille d’Agamemnon, et Polyxène, la fille de Priam, sont sacrifiées comme des animaux – il faut relire l’Iliade pour se souvenir de l’omniprésence des sacrifices de bétail –, l’une avant l’arrivée des Grecs à Troie, l’autre après la chute de Troie. Les violences faites aux femmes n’existent pas qu’en temps de guerre.
La Briséis de Pat Barker n’est pas de celles qui tombent amoureuses d’Achille, selon une tradition vivace depuis Ovide. Elle se joint aux prières du père de Chryséis, prêtre d’Apollon, qui demandent que la vengeance du dieu s’abatte sur le camp grec. Mais si la peste décime les rangs grecs, elle a aussi pour conséquence de faire passer Briséis d’Achille à Agamemnon. Celle qui fut souveraine à Lyrnessos est donc un avatar d’Hélène, au cœur d’une querelle dont les enjeux la dépassent. Mais son destin évoque aussi celui d’Andromaque : les deux Troyennes ont perdu leur mari, leurs frères aux mains d’Achille, toutes deux survivent mais se retrouvent dans la famille de l’assassin. Andromaque devient la propriété de Pyrrhus, fils d’Achille, et, contrairement à une tradition qui veut que Briséis suive Achille dans le trépas, Achille choisit ici de marier Briséis à Alcimos, qui doit l’emmener auprès de Pélée (père d’Achille).
Peu de combats et de tueries ici, à l’exception du passage proprement homérique (dans le sens où il est très fidèle à l’Iliade) où Achille, véritable machine, trucide tous ceux qui s’interposent entre lui et l’homme à abattre, le glorieux et impardonnable meurtrier de Patrocle : Hector. Une « liste de noms intolérablement anonymes », des hommes et des garçons dont seules les mères garderont un souvenir en tant qu’individu.
Car beaucoup de femmes survivent ; vaincues peut-être, mais pas mortes. Briséis connaît la culpabilité des survivants et incarne tour à tour différents archétypes : femme-trophée, femme-objet qui sert du vin aux soldats, puis une de ces présences féminines invisibles qui donnent de l’eau aux blessés ou lavent les corps des morts. C’est l’une des réussites de ce roman : Briséis et ses compagnes d’infortune recoupent toutes sortes de vécus de femmes en temps de guerre. La version la plus aboutie de cette approche est sans nul doute le récent et non traduit en français A Thousand Ships de Natalie Haynes (Mantle, 2019), qui donne la parole à de nombreuses femmes et divinités du mythe, de la muse Calliope aux Troyennes en passant par l’Amazone Penthésilée. Le titre fait référence au célèbre vers de Christopher Marlowe qui célèbre la beauté d’Hélène, parodié par Pat Barker en chanson de soldat : « Les yeux et les cheveux, et les seins, et les lèvres / Pour qui mille navires firent voile… »
Le silence des vaincues montre le visage méconnu de la guerre, non pas celui des glorieux faits d’armes, mais celui des jours passés dans l’attente, voire l’angoisse, de l’issue des combats, celui de la gestion de ressources, des rumeurs et des doutes. Jusqu’au bout, Briséis sera hantée par le rêve impossible de retrouver sa vie d’avant. Malgré quelques longueurs (sur la relation entre Achille et sa mère, notamment), il en résulte un texte aussi âpre que son sujet ; la guerre n’est pas qu’une affaire d’hommes.