La Chanson de Roland albanaise

Le Luth des montagnes, l’épopée nationale albanaise, tardait vraiment à être traduite. Grâce à Abidin Krasniqi, c’est chose faite, et brillamment. Le « Luth » est en réalité une « Lahouta », instrument à une corde unique avec archet qui accompagne le chant du rhapsode. Ce poème de plus de 15 000 vers, écrit par Gjergj Fishta (1871-1940) dans la première moitié du XXe siècle, raconte la lutte des Albanais contre les Monténégrins et les Ottomans. Les combats épiques, prouesses individuelles et collectives, sont accompagnés de luttes entre fées, sorcières et monstres affreux. Cela n’empêche pas le poète d’évoquer de véritables rencontres diplomatiques – congrès de Berlin (1878), Conférence des ambassadeurs à Londres (1912) – à la manière des légendes populaires.


Gjergj Fishta, Le Luth des montagnes. Trad. de l’albanais par Abidin Krasniqi. L’Harmattan, 620 p., 35 €


Gjergj Fishta est un petit gardien de moutons dans le nord de l’Albanie, qui se distingue par sa vivacité d’esprit et est envoyé à neuf ans dans un établissement franciscain. Il devient vite un religieux, un intellectuel et un artiste. Il fonde une société littéraire et publie des ouvrages scolaires en prônant avec succès l’alphabet latin pour écrire la langue albanaise. À l’école de Shkodra, la grande ville du nord, il substitue même l’albanais à l’italien comme langue d’enseignement. Fishta participe également à la conférence de Paris en 1919 qui accouche difficilement du nouvel État albanais. Il devient ensuite député et, en 1922, se rend aux États-Unis pour défendre les droits de son pays.

Gjergj Fishta rédige pendant plus de trente années son immense poème, achevé en 1937.  Une des originalités de ce chant épique, c’est qu’il évoque, non un passé lointain, mais des événements récents. L’action se déroule dans la région montagneuse du sandjak de Shkodra, ville majoritairement musulmane mais avec une forte minorité catholique encadrée par les franciscains et les jésuites qui bénéficient de la protection de l’Autriche. Les acteurs de ces chants sont les clans montagnards qui vivent selon la loi du coutumier, le « Kanun ». Qualifié par Fernand Braudel de « nid de guêpes », l’endroit n’était pas prédisposé à se soumettre à des règles extérieures à ses lois ancestrales.

Le Luth des montagnes de Gjergj Fishta : la Chanson de Roland albanaise

Le poème commence à l’époque du Tanzimat (1839-1876), période de réformes dans l’Empire ottoman, assortie des révoltes qui en découlent. Le problème géopolitique de l’Albanie est qu’elle est un petit pays que ses voisins rêvent de dépecer. De plus, comme les Albanais sont majoritairement musulmans, ils sont considérés par les pays limitrophes orthodoxes comme « turcs », et donc sans spécificité nationale. C’est d’ailleurs pourquoi, bien que fort souvent en rébellion, les élites albanaises hésiteront à rompre avec la Porte, craignant de se retrouver seules face aux nationalismes virulents des Serbes, des Grecs, des Monténégrins et des Bulgares…

C’est ainsi que le chant évoque la ligue de Prizren (première assemblée d’Albanais souhaitant défendre les territoires albanophones, en 1878) mais aussi le congrès de Berlin au cours duquel Bismarck considéra que l’Albanie n’était qu’une « expression géographique »… Les combats s’effectuent sur plusieurs fronts : des forces ottomanes doivent affronter les insurgés albanais qui les vainquent mais ceux-ci, à la suite d’une démonstration navale des grandes puissances, doivent néanmoins céder aux Monténégrins la région d’Ulcinj (1880). La suite porte sur les déceptions causées par la révolution des Jeunes-Turcs de 1908 qui, après des hésitations, promeut un ottomanisme laissant peu de place à l’affirmation nationale albanaise naissante. De nouveaux combats aboutissent à un compromis en matière d’éducation et de respect des traditions. L’année 1912 voit la première guerre balkanique et la reconnaissance d’un État albanais à la Conférence des ambassadeurs à Londres. La thématique pourrait sembler quelque peu aride si cette rencontre n’était pas haute en couleur car qualifiée de réunion des « Sept Rois », avec le président français, « depuis toujours un fauteur de troubles », et le roi d’Angleterre, « homme rusé, apte à couper un cheveu en deux ». Heureusement, François-Joseph, « le brave », tape du poing sur la table !

Gjergj Fishta s’inspire largement des chants populaires et de leur style d’énonciation. Ainsi, les valeurs, les institutions villageoises, les us et coutumes, les dictons et proverbes, forment un cadre familier dans lequel la politique internationale s’insère avec sa complexité. Les différences de religions sont peu évoquées, au profit d’une identité commune, même si parfois catholiques et musulmans se retrouvent face à face dans les conflits avec l’Ottoman. Sont mises en avant « l’ancienneté » du pays et la langue, que l’écrivain a beaucoup contribué à enrichir. Il s’agit bien là de fonder une véritable identité albanaise en convoquant les grands ancêtres illyriens, Alexandre, Pyrrhus et Skanderbeg. Dans ces périodes troublées, les Albanais ont beaucoup de mal à se faire entendre sur la scène européenne, tout particulièrement face aux Macédoniens et aux Grecs dont la légitimité est reconnue.

Le Luth des montagnes de Gjergj Fishta : la Chanson de Roland albanaise

Statue du poète Gjergj Fishta à Lezhe (Albanie)

L’altérité marquée vis-à-vis des Slaves est aussi un trait fondamental qui s’explique par l’affaiblissement de l’Empire ottoman qui incite Monténégrins et Serbes, soutenus par la Russie, à avancer des revendications territoriales, lesquelles, immanquablement, se feront au détriment des Albanais. Le poème commence d’ailleurs par une lettre que le tsar écrit au roi du Monténégro à qui il demande s’il s’adonne… au tricot puisqu’il n’attaque pas l’Albanie ! Le poète affirme que son pays n’a pas été créé pour obéir « au chiot russe ». On comprend pourquoi, après la Seconde Guerre mondiale, les communistes albanais, très encadrés par la Yougoslavie de Tito, accuseront Fishta d’être un chauvin anti-slave. L’œuvre sera bannie et la dépouille de l’écrivain jetée à la rivière.

L’accueil favorable fait aux premiers chants (1905) a incité l’écrivain à poursuivre son poème, dont le succès ne s’est pas démenti au fil des décennies, y compris chez les musulmans. Bien naturellement, la dimension politique du texte n’échappait à personne. Cependant, ce qui est unanimement vanté, c’est la capacité de l’auteur à élever une langue populaire, réputée fruste, à un niveau littéraire inattendu. Il est vrai que le narrateur est lui-même inspiré par une « Zana », nymphe des montagnes, fort douée en géopolitique et très au fait des derniers débats diplomatiques ! De surcroît, une « Ora », fée protectrice, veille aussi sur l’Albanie, dont les courageux ressortissants ressemblent aux « anciens Achéens ».

Le poème est écrit en vers octosyllabiques dans le dialecte du Nord, le guègue. Le traducteur, Abidin Krasniqi, explique qu’il n’a pas pu garder les octosyllabes et qu’il a préféré, pour le français, langue moins synthétique, les vers de neuf syllabes. Sa traduction est accompagnée de notes ethnographiques et historiques permettant au lecteur de s’orienter dans ces chants qui peuvent sembler étranges. En effet, l’épique et le politique y riment – avant la lettre – avec l’« heroic-fantasy » puisque serpents à sept têtes, combattants volants et créatures extraordinaires offrent un contrepoint au milieu un peu trop terre à terre des puissants de ce monde. Il n’est donc guère étonnant que des pans entiers du poème aient été mémorisés, même sous la dictature communiste, et que, encore aujourd’hui, des Albanais du Nord soient capables de les réciter avec un enthousiasme non dissimulé.

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