En attendant les concerts

Disques (23)

D’un confinement l’autre… Paradise Lost, un récital de mélodies de la soprano Anna Prohaska, était un précieux compagnon pendant le printemps dernier. Aujourd’hui, écouter en boucle Pierre Hantaï jouant les suites pour clavecin de Haendel est l’assurance d’un concert nouveau à chaque fois, tant ces pièces et leur interprétation recèlent de surprises.


Paradise Lost. Anna Prohaska, soprano. Julius Drake, piano. Alpha, 19 €

Serpent & Fire. Anna Prohaska, soprano. Il Giardino Armonico. Giovanni Antonini, direction. Alpha, 19 €

Händel, Suites pour clavecin. Pierre Hantaï, clavecin. Mirare, 18 €


Pour commencer cette chronique, un disque, enregistré en juillet 2019 et paru en avril 2020, dont le seul titre, Paradise Lost, devient tous les jours plus de circonstance. Il contient un récital de mélodies chantées par la soprano Anna Prohaska accompagnée au piano par Julius Drake. Dans le livret, un texte très personnel de Benedikt von Bernstorff, journaliste musical allemand, donne à ce récital une portée qui dépasse très largement le mythe d’Adam et Ève, d’abord convoqué par le rappel du titre du poème épique de John Milton (Paradise Lost, 1667).

Le programme tourne en bonne partie, mais pas exclusivement, autour des figures d’Adam et surtout d’Ève. « Paradis », de Gabriel Fauré, par exemple, met en scène « le premier matin du monde », celui où Ève se réveille avec l’invitation à donner à « tous les êtres […] un son pour les connaître ». Anna Prohaska conçoit cette Ève comme un « Orphée féminin ».

Disques (23) : Anna Prohaska et Pierre Hantaï

Anna Prohaska au travail © Burkhard Scheibe

Le riche programme de ce disque s’articule en six étapes qui, partant du « matin au paradis », avancent progressivement vers la « vie terrestre ». Mais, alors, il ne s’agit pas de chasser Adam et Ève du paradis. On part plutôt en exil avec Bertolt Brecht. Plus qu’un paradis perdu, c’est un enfer qu’il trouve à Los Angeles et qu’il décrit dans ses Hollywood-Elegien (mis en musique par Hanns Eisler). Les deux extraits présents dans le disque de Prohaska sont malheureusement encore criants d’actualité :

« Chaque matin, pour gagner mon pain

Je vais au marché où l’on vend des mensonges.

Plein d’espoir

Je prends place parmi les vendeurs. »

« Cette ville m’a instruit,

Le paradis et l’enfer peuvent être une ville.

Pour les démunis

Le paradis est l’enfer. »

Au milieu d’un programme aux allures militantes, Pastorale d’Igor Stravinsky est admirable d’insouciance et d’exotisme. Cette pièce, toute en vocalises, marque un tournant linguistique dans le récital. Il était jusqu’alors chanté essentiellement en français (Silhouette de Leonard Bernstein mis à part), langue dans laquelle Anna Prohaska n’est pas très à l’aise. Cette diction défectueuse, qui gêne un peu au départ, se fait vite oublier tant la voix de la chanteuse déploie de force musicale et expressive.

Anna Prohaska joue tantôt la fragilité (dans les Trois beaux oiseaux du Paradis de Maurice Ravel), fait preuve, ailleurs, d’une assurance insolente (Warte, warte wilder Schiffmann de Robert Schumann) ou se désole complètement chez Eisler (Jeden Morgen, mein Brot zu verdienen). Son air du feu, extrait de L’enfant et les sortilèges de Ravel, est d’une impertinence ravageuse. Ou, enfin, elle propose une interprétation brillamment crépusculaire de l’Evening de Charles Ives (texte de John Milton) ; à sa suite, la mélodie Sleep, Adam, sleep de Henry Purcell semble débuter comme une délicate berceuse. Prohaska connaît bien Purcell puisqu’elle devait le retrouver, en même temps qu’Il Giardino Armonico et Giovanni Antonini, pour quelques concerts malheureusement annulés et qui devaient explorer les figures de Didon et de Cléopâtre dans les opéras italiens, allemands et anglais des XVIIe et XVIIIe siècles. Espérons que ces concerts, paradis provisoirement perdu pour certains, soient un jour reprogrammés. Pour patienter, précipitons-nous sur le disque correspondant, Serpent & Fire, décoiffant de beauté et de virtuosité !

Ce sont d’autres formes de beauté et de virtuosité qu’on rencontre dans le nouveau disque du claveciniste Pierre Hantaï. Quand on songe à la musique du XVIIIe siècle, le nom de Georg Friedrich Haendel est instantanément associé à l’opéra ou à l’oratorio et, juste après, à sa musique royale ou à ses concertos grossos. Pourtant, celui qui est né la même année (1685) que Jean-Sébastien Bach et que Domenico Scarlatti a laissé quelques riches pages pour le clavier.

Disques (23) : Anna Prohaska et Pierre Hantaï

En témoignent ces quatre suites enregistrées par Hantaï, qui explorent un art impressionnant du discours musical. Il faut dire que le prélude qui ouvre le disque ne peut que fasciner par ses prodigieux arpèges qui ne semblent jamais finir et par le fabuleux voyage harmonique qu’il propose. Aucune mélodie dans ce prélude, mais une sorte de désir furieux et communicatif de faire sonner toutes les notes du clavecin, de parcourir toutes les touches du clavier. L’Allemande (danse habituellement présente dans les suites baroques) qui succède paraît bien sage en comparaison. Mais cela ne dure qu’une minute et quelques secondes. Une courte pause du claveciniste permet de comprendre qu’on n’a pas encore tout entendu. Un changement de jeu (c’est-à-dire de jeu de cordes sur le clavecin, par l’utilisation du second clavier de l’instrument, ce qui a pour effet de modifier le timbre de l’instrument) invite à reprendre sa respiration avec le musicien avant que ne débute la première reprise, lieu des ornements les plus inventifs. Est-elle vraiment sage cette allemande qui, au passage, sonne très française ? Pas si sûr ! De minute en minute, d’énoncé en reprise, les doigts du claveciniste réitèrent ce petit miracle de l’interprétation baroque qu’on appelle, de façon assez paradoxale, la diminution. Diminution de la valeur des notes, diminution des intervalles entre les notes, certes. Mais pour ce qui est de la charge expressive du discours musical, il faut bien plutôt parler d’ornementation.

Une allemande française dans la première suite, un allegro italianisant dans la deuxième, des fugues très germaniques par-ci par-là : Haendel englobe, à la manière de François Couperin dans Les Goûts réunis, toute l’Europe musicale du XVIIIe siècle, parfois même au sein d’un seul et même mouvement. C’est le cas, par exemple, du génial ensemble constitué par l’air et par ses cinq variations, dans la troisième suite. Géniale est cette façon d’exposer l’air comme un prélude à la française : il se déroule avec force diminutions (écrites ici par le compositeur) qui abolissent toute métrique et suspendent le temps. Génial est l’enchaînement avec les variations aux allures germaniques qui font circuler un discours en doubles croches d’une voix à l’autre : il s’entend à la voix haute dans la première variation, à la voix basse dans la deuxième, à la voix intérieure (comble du génie dont se souviendront sans doute les romantiques Mendelssohn et Thalberg en utilisant leur technique du chant des pouces, au piano) dans la troisième. Retour de la liberté dans la dernière variation, qui s’achève avec une série d’accords frénétiquement arpégés sur une large étendue du clavier !

Pour conclure, savourons l’idée que, le recueil publié par Haendel contenant quatre autres suites, Pierre Hantaï a encore de quoi nous émerveiller ! Rêvons un peu et espérons qu’il y ait des projets de concerts à la clé : promesses d’un paradis à retrouver un jour avec lui ?


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