Deux traductions dues à Catherine Vasseur, Delphine Valentin et Laurie-Anne Laget permettent de redécouvrir le plus invraisemblable, le plus incongru des écrivains de langue espagnole du XXe siècle, Ramón Gómez de la Serna (1888-1963) : un choix en version bilingue de mille sept cents textes dits « greguerías », ainsi que Automoribundia, « autobiographie définitive » que l’écrivain espagnol rédigea à partir de 1936, date de son exil en Argentine. Parcours, en citations, d’une œuvre qui préféra la révolution littéraire à la révolution politique, et a laissé des traces jusque chez des écrivains contemporains.
Ramón Gómez de la Serna, Automoribundia 1888-1948. Traduction de l’espagnol par Catherine Vasseur, révisée par Delphine Valentin. Postface de Catherine Vasseur. La Table Ronde, coll. « Quai Voltaire », 1 040 p., 34 €
Ramón Gómez de la Serna, Greguerías/Brouhahas. Trad. de l’espagnol par Laurie-Anne Laget. Classiques Garnier, 552 p., 32 €
« Je suis content de m’appeler Ramon que j’écris moi-même en lettres majuscules en oubliant souvent mes noms de famille sur un banc dans la rue pour ne garder que ce Ramon sans façon débonnaire fier de sa simplicité. » Dans ces deux livres, le second Ramón, l’argentin, se retourne sur le premier, l’espagnol, dont Diego Rivera avait fait le portrait en 1915. Ici, une anthologie du genre Total (1955) qu’il a inventé, avec un Prologue, une autobiographie intellectuelle. Là, une autobiographie, argentine à partir du chapitre 81 sur les 101 que compte Automoribundia.
« Je travaille mes romans et mes livres entre les innombrables pauses pendant lesquelles j’écris mes innombrables articles. » Ramón est l’auteur de près de cent livres, des romans et des textes d’un genre nouveau, la greguería. Il est également dessinateur, photographe, infatigable « conférencier-valise », performeur, metteur en scène de lui-même, serial biographe (Ruskin, Wilde, Azorín, Quevedo, Goya…) « J’ai le bras droit plus long que le gauche d’avoir tant écrit », dit-il. Picasso pour l’ampleur, Dalí pour le personnage. Pour l’invention, on peut penser à un Pessoa people, qui jonglerait en public avec tous ses hétéronymes ; à Marcel Duchamp, à Stanisław Ignacy Witkiewicz. Ramón est un écrivain raffiné, lettré et graphomane. « Je n’ai pas de génération. Je ne suis d’aucune génération. J’ai tant lutté seul que je dois faire cette déclaration » : il est né trop tard pour appartenir à la « génération de 1898 », celle de la fin de l’empire (Valle-Inclán, Azorín, Unamuno), et trop tôt pour appartenir à la génération de 1927, celle de la République (Bergamín, Lorca, Alberti).
Situé entre ces deux générations, comme il le fut entre deux pays, Ramón fut le plus mondial des Madrilènes, important dans la capitale espagnole tout ce qui venait de Paris ou y passait. Plus qu’aucun autre il fit passer la littérature espagnole de la province à l’Europe. Dans sa revue Prometeo, de 1909 à 1912, il traduit Gourmont, Wilde, D’Annunzio… et dépose le « brevet » des greguerías. Le paradoxe est qu’à l’heure du franquisme qui reprovincialisait la littérature espagnole, il s’échappa lui-même vers une périphérie du monde alors plus provinciale encore, souvent prise entre indigénisme et adulation de l’Europe : l’Argentine.
Ramón Gómez de la Serna est un véritable cas d’école pour une histoire de la « république mondiale des lettres » décrite par Pascale Casanova (Seuil, 1999). Il est introduit en France, alors capitale planétaire de tous les arts, par le « créateur de créateurs » Valery Larbaud (qui écrivait son journal en trois langues), lequel plaça le Madrilène au sommet de la littérature européenne en compagnie de Proust le Parisien et de Joyce le Dublinois. « Quand on voyage et qu’on arrive au petit jour dans une ville, on imagine la fenêtre de Ramón, éclairée dans le petit jour, là-bas à Madrid, comme un feu de navire à l’avant de l’Europe » : en 1928, Frédéric Lefebvre fait le portrait du duo dans Les Nouvelles littéraires, un portrait repris en ouverture d’Automoribundia.
Larbaud découvre les Greguerías lors d’un voyage à Alicante en 1917. Ramón Gómez de la Serna a trente-cinq ans et a déjà écrit dix-huit livres. En 1923, paraît (après un refus de Gallimard) dans la collection « Les Cahiers verts » des éditions Grasset, Échantillons (publié d’abord, en 1919, dans la revue Littérature), un choix – composé de « Rastro », « Criailleries », « Seins » et « Boîte d’échantillons ») traduit par Larbaud lui-même et Mathilde Pomès. « Le mot greguería commence à entrer dans le vocabulaire européen, comme l’ont fait pronunciamento et banderillas », écrit le poète Jorge Guillén. Suivent au Sagittaire et chez Kra, éditeurs des surréalistes, Seins, La veuve blanche et noire, Gustave l’incongru, Le docteur invraisemblable et Le cirque, préfacé par les Fratellini. Présenté à Madrid sur un trapèze et à Paris sur un éléphant au Cirque d’hiver, en 1928, le livre suscita un article de Walter Benjamin. Après la guerre, Ramón Gómez de la Serna publie Ciné-ville, Le torero Caracho, Polycéphale et madame, Le roman du romancier.
La seconde découverte de son œuvre se produit en 1983, dans une littérature devenue internationale mais où la France a perdu son rang. Elle est en partie une répétition de la première. Une petite exposition avec Ortega y Gasset a lieu à la Revue parlée du Centre Pompidou, avec l’engagement de Florence Delay, qui en parle deux fois dans La Quinzaine littéraire puis dans des livres (La séduction brève, Petites formes en prose après Edison) et traduit Les moitiés avec Pierre Lartigue. Avec l’engagement, aussi, de deux « petits » éditeurs (très grands) : chez André Dimanche, six livres paraissent à partir de 1992 (Polycéphale et madame, La femme d’ambre, Interprétation du tango, Le livre muet, L’homme perdu, Lettres aux hirondelles et à moi-même), tandis qu’Ivrea (autrefois, les éditions Champ libre de Gérard Lebovici) réédite les traductions des années 1930 à l’initiative du poète Roger Lewinter, qui traduit lui-même Le Rastro. Enfin, un choix de greguerías parait aux éditions Cent Pages, en 2004.
Dans son Panorama de la littérature espagnole contemporaine (Kra, 1929), Jean Cassou, qui fut l’un des principaux traducteurs de Ramón, commente : « il nous est apparu comme un frère de Jean Giraudoux et de Max Jacob. Dans le cirque littéraire d’aujourd’hui, il venait aux cotés de ces illustres vedettes casser des assiettes et faire résonner des cristaux ». Il le compare à Whitman, Lope de Vega et Thérèse d’Avila, Douglas Fairbanks, Andersen. « La littérature espagnole, n’ayant jamais été fixée par une discipline de l’esprit semblable à celle que nous a apportée un Discours de la méthode, n’a pu que rester fidèle à certains principes naturels. La littérature espagnole a procédé ainsi par bonds instinctifs […] Ramón Gómez de la Serna constitue un de ces bonds ». « La Rochefoucauld mon ennemi absolu mon anticorps mon antithèse transcendante », dira de son côté Ramón. « Mon élan fut missionnaire, c’est pourquoi j’ai ignoré les antécédents des formes nouvelles. Je suis le premier créationniste naturel, et j’ai été le premier à écrire à propos des mains ogivales. »
On pourrait décrire les greguerías comme des bonds. Quelques-unes entre vingt mille, en feuilletant au hasard la magnifique traduction de Laurie-Anne Laget : « Un seul pétale est tombé : la fleur fait ses dents » ; « En apprenant la nouvelle, le canapé a dû s’asseoir » ; « L’averse de grêle lance son riz pour célébrer les noces de l’été », « Mineurs : vendangeurs de charbon » ; « Les canards ne prennent pas l’eau au sérieux » ; « La fleur féminine n’a que deux pétales : ses paupières » ; « Le singe descend de l’arbre » ; « Il y a dans l’écume un embryon de pensée » ; « Le ê c’est un e moustachu » ; « Le perroquet a besoin d’un souffleur » ; « La vie nous oblige à vivre à la hâte parce que le pain rassit aussitôt » ; « Hydraulique : grand buveur d’eau » ; « Le ronfleur moud le café toute la nuit » ; « Momies : poupées de la mort »…
Ramón définit ainsi ce genre polymorphe : « humour + métaphore ». Dans le Prologue à Total, il y revient sous la forme pré-oulipienne du plagiat par anticipation. La généalogie de la greguería passe par Euripide, Horace, Ovide, par les grands noms de la littérature du Siècle d’or (Góngora, Quevedo, Gracián), Shakespeare et Pascal, mais aussi par tous les contemporains, tous les disciples, Cernuda ou Neruda. Ramón salue Joyce au passage. Du côté français, il récuse toute parenté avec Jules Renard dont les textes furent publiés bien après et avec Max Jacob qu’il rencontra : « il était lui comme une moule fermée tandis que je suis moi comme un hippocampe emballé ». Il ne reconnait que Saint-Pol-Roux, « précurseur de tout ». Surtout (nous sommes en 1948), il se mesure à André Breton, à Signe ascendant (1943), à sa théorie de l’analogie empruntée à Pierre Reverdy dès le premier Manifeste du surréalisme : « l’image est une création pure de l’esprit. Elle ne peut naître d’une comparaison mais du rapprochement de deux réalités plus ou moins éloignées. Plus les rapports des deux réalités rapprochées seront lointains et justes, plus l’image sera forte – plus elle aura de puissance émotive et de réalité poétique ».
Impossible de totaliser cette auberge espagnole qui cumule tous les Ismos, livre de 1931. Carambolage intégral, du collage d’images au « langage-tangage » de Michel Leiris. Le lecteur de 2021 peut reconnaitre mille parentés : autant les réécritures de Lautréamont que les épiphanies joyciennes, Tzara, Péret, Desnos et Duchamp, les précurseurs du surréalisme, Apollinaire (Ramón préfacera son recueil Il y a) ; Albert-Birot, Roussel, Brisset, Fénéon ou ses dissidents ; Leiris ou Queneau, ses contemporains ; Malcolm de Chazal, Audiberti, Tardieu, Magritte, Nougé, Scutenaire. Mais aussi les unes de Libération (comme le prouvent ses archives, Ramón découpe la presse). Avec « ce que crient les choses », Ramón brouille autant l’opposition entre Cratyle et Hermogène que la triade signifiant/signifié/référent. « Notre âme est faite de greguerías, et si on pouvait l’observer au microscope – un jour on le pourra – on verrait vivre, circuler et vibrer en elle, comme sa seule vie organique, un million de greguerías ». On pourrait dire que chez lui Lacan précède Freud : c’est le langage qui est structuré comme un inconscient. Et le Witz circule des mots vers les choses, la volonté schopenhaurienne y bouscule toutes les représentations. On peut aussi songer à Foucault commentant au seuil des Mots et les choses les énumérations chinoises de Borges : « ce qui est impossible, ce n’est pas le voisinage des choses, c’est le site lui-même où elles pourraient voisiner […] Dans le non-lieu du langage ? Mais celui-ci, en les déployant, n’ouvre jamais qu’un espace impensable ».
C’est de 1910 que Ramón date la découverte de la greguería, « quasi surréaliste trente ans avant tout surréalisme » : « Dix ans avant que le plagiat et l’imitation du moderne ne gagnent l’Espagne, je publiai, dans le vingtième numéro de Prometeo, les proclamations futuristes de Marinetti aux Espagnols, et versai d’ores et déjà dans mon prologue des phrases telles que : “Pierres dans un œil de la Lune !”, “Conspiration d’aviateurs et de chauffeurs”, “Mise sous pavillon d’une hampe de hautes boiseries surmontée d’un paratonnerre, avec cent serpents électriques et une pluie d’étoiles flamboyant sur un pan d’espace”, “Volt plus que verbe !”… » Dans la bibliothèque, la mort de Dieu se traduit dans les « mots en liberté » futuristes, le coup de dés autorise tous les « cornets à dés »… Le ramonisme est selon lui « l’unique avant-garde unipersonnelle du XXe siècle ». Et pour traduire greguerías, Laurie Anne Laget choisit brouhahas, à la place « des épigrammes sans pointe, hai-kais en prose des Criailleries de Larbaud ».
De nouveau Jean Cassou : « Le romancier vit parmi les choses comme parmi des êtres vivants et parmi ceux-ci comme parmi des choses. Une telle conception littéraire n’a que faire du principe d’identité et de non-contradiction. Qu’importent les incohérences, les illogismes, les disproportions, et ces propositions péremptoires au bord desquelles nous demeurons indécis comme devant quelque abîme ? » Ces mots s’appliquent au pacte autobiographique ramonien. Une première version date de 1924, il en annonce une prochaine à la fin d’Automoribundia, elle paraitra en 1957. Tous ses livres, dit-il encore, sont des chapitres de son autobiographie. « Tout compte fait, j’ai vécu et je n’ai pas su ce que c’était que vivre », « je finis par découvrir à grand-peine que vivre ce n’est pas avoir ressuscité mais avoir cessé d’être mort et se remettre à compter les dalles du trottoir le temps d’une saison ». Psychanalyse à ciel ouvert : « je voyageais dans la machine à coudre, dans le sous-marin métallique de son aiguille. J’aimais par-dessus tout ce moment où je voyais coudre à la machine quantité de draps – pas encore destinés à devenir linceuls – et j’aimais que la route de ce voyage fût cousue de fil blanc invisible, semée de surpiqures ». Le 15 septembre 1927, il commente la nouvelle de sa mort annoncée dans la presse. Collage et collection sont la loi du livre, qui souvent enchaine digressions, gros plans et arrêts sur objets (un chapitre sur son anatomie, un autre sur sa pipe, un autre sur son cancer…).
Si l’on excepte les séjours à Naples, Lisbonne et surtout à Paris, Automoribundia est le journal d’un piéton de Madrid, dans un « espace impensable », mais bien réel : « Notre Madrid était un mélange de religion et d’astucieux brigandage, de grâce et d’amitié avec Dieu ». On y visite toutes les demeures familiales et des bureaux, antres de l’écrivain, la « Tour » de la rue Vélasquez qu’il partage avec une « poupée mécanique » et un « petit oiseau mécanique que j’ai trouvé à Paris au Paradis des enfants de la rue de Rivoli, et qui chante La Carmagnole dans sa cage dorée ». Puis sa remplaçante de la rue de Villanueva et la « crypte Pombo » où il élit domicile pour sa tertullia : « Je cherche et je trouve le Pombo, tout à côté de la Puerta del Sol, derrière son ministère de l’Intérieur, à deux pas de tous les tramways et, par conséquent, propice à tous les rendez-vous. Ce café m’a toujours paru vétuste, mais il sera amusant que les plus modernistes s’y abritent et chahutent ». Accroché au mur, La Tertulia del Café de Pombo, de José Gutiérrez Solana. Au centre, Ramón y tient à la main son livre, Pombo (1920).
De façon absolument symétrique, on peut lire au chapitre 85 la description d’un deuxième « antre illustré », à Buenos Aires : « Quelques-unes des images qui couvrent les murs, les portes et les plafonds de ma maison. Il faut introduire, dans la placide description de ce qui advient, cet élément tragi-comique d’association d’images éparses, qui ouvre le champ à d’autres possibilités, à ce qui demeure flottant dans la vie et que seul rassemble l’appel spiritiste. L’artiste et l’écrivain doivent être les véritables médiums de ce qui bourdonne alentour, de ce qui cherche à perturber la fête étriquée du convenu, de ce qui cherche à s’installer ou à s’établir dans le panorama quotidien. Un nu qui n’est pas entouré de bicyclettes, une étreinte dont la tête de l’embrassée n’a pas été transformée en pierre ne seront que banalités ». (On peut voir sur Internet la visite de cette antre par son épouse, en 1977.) « Dans cet habitacle, où je traque les idées et où j’attends l’inspiration, murs, plafonds, portes et fenêtres sont couverts de photographies, de tableaux et de gravures assemblés au hasard. C’est ce que l’on appelle un photomontage, mais un photomontage monstrueux, et j’en ai fait mon univers avant la grande mode des petits photomontages ». Un « locus solus » voisin de celui de Des Esseintes à Fontenay-aux-Roses, du 42 rue Fontaine d’André Breton, du dernier domicile d’Aragon rue de Varenne…
« L’enfance, c’est croire que le balcon est la meilleure place au théâtre, qu’il y a des parapluies dans le sommeil et que la foudre se fond dans la cloche. » Le pays de l’enfance occupe bien plus de pages que les douze ans d’Argentine. Automoribundia est d’abord le livre d’un vieil enfant collectionneur de billes, de boules de verre ou de cristal, de ballons bleus, de sphères, de seins de femmes, de globes terrestres, de presse-papiers : « je ne me lasse pas d’étudier leurs compositions d’outre-Chine, leurs jardins d’outre-mondes, la rotondité de leur fond où des bulles retiennent d’ultimes soupirs en suspens ». Avec pour modèle le Rastro, le marché aux puces de Madrid. « Quelle attitude que celle de ces choses enchevêtrées, échevelées, amoncelées, niaises et bébêtes ! Tout s’est également tempéré ; rien n’est désormais religieux, imprégné de cet esprit sanguinaire et envieux des dieux ; rien n’est prétentieux non plus, de cette dure et tyrannique prétention de l’art, si plein d’un affligeant et pesant orgueil, avec ce sceau divin qu’il imprime de force et ces implacables devoirs esthétiques auxquels il astreint. Ici, tout ça s’évanouit, s’épure, se dégonfle, démissionne. L’impureté, la chute complète, totale, radicale, entraîne la contemplation pure et simple. »
« L’Espagne est un pays d’écrivains parmi lesquels très peu se décident à écrire et à s’engager dans le martyre du littérateur. » Ce martyre commence très tard dans le livre, quand l’émigrant heureux se découvre immigrant malheureux. Parmi tous les « entre » qui sont la patrie de Ramón, toujours entre générations, entre prose et poésie, entre cultures nationales, un seul lui fut impossible à habiter, celui qui sépare révolution littéraire et révolution politique. José Bergamín, qui l’a accueilli dans la revue Cruz y raya et le compare à Picasso, le lui reproche amèrement en 1937 : « Comment se fait-il que vous vous soyez enfui, en vous fuyant vous-même ? » Catholique baroque et « pécheur », intarissable admirateur de la monarchie d’Alphonse XIII « roi et anti-roi », issu d’une dynastie de juristes, amoureux de sa famille et de la famille, conservateur (« Comme Goethe, je crois que “mieux vaut une injustice qu’un désordre” »), Ramón est plutôt hostile à la République : « Notre révolution artistique et littéraire est si incompréhensible pour les révolutionnaires sociaux que nous pouvons bien refuser de comprendre leurs postulats simples et friables. Et puis le programme de notre rénovation des choses, de nos divagations, va bien au-delà de leurs au-delà. »
Catherine Vasseur remarque que, dans Automoribundia, composée alors qu’il prépare ce qui sera un désastreux voyage à Madrid en 1949 (il y rencontrera Franco), la guerre d’Espagne « fait l’objet d’un escamotage en règle dès lors que l’écrivain décide, dès 1936, de quitter son pays pour s’installer définitivement en Argentine, patrie de son épouse Luisa Sofovich ». Il a rencontré en 1931 cette jeune fille exotique, américanisée et espagnolisée, emplie de foi dans la littérature et l’amour. À plusieurs reprises, Ramón fait un gros plan sur une année, à la manière de Victor Hugo avec 1817 dans Les Misérables. Sur son état d’esprit à la veille de la guerre civile, il faut lire l’extraordinaire chapitre 77, repris de Cruz y raya : « Le Roman de l’année. Décompte des événements survenus durant les six premiers mois de 1935 ». Style voyant et cécité politique : « De face, je suis davantage moi, davantage vrai. De profil, je suis autre. C’est pourquoi je hais les glaces à battants, et si je pouvais, je porterais des œillères pour éviter qu’on me voie de profil. »
De Buenos Aires, Ramón dit : « même si je ne vois qu’une ou deux fois par an ceux que j’aime le plus, tels Oliverio Girondo, Eduardo Mallea, Macedonio Fernández, Adolfito Mitre, Mújica Láinez, Jorge Luis Borges ou Muñoz Aspiri, et même si je n’ai pas revu Enrique Larreta ou Victoria Ocampo depuis plusieurs années, je cohabite au sein d’une ruche littéraire pleine de trouvailles, de poésie et du plus vivant avenir intellectuel. Je lis tout, je suis tout, et toutes les anecdotes littéraires me parviennent par de mystérieux chemins ». Seul, justement, Jorge Luis Borges, dans sa première période, avait vu juste sur l’œuvre de Ramón, en lui consacrant un hommage dans la revue Proa dès 1925 (repris en français dans Enquêtes) : « je m’inscris en faux contre ceux qui lui trouvent une ressemblance avec Max Jacob ou Renard […] Seule la Renaissance peut nous offrir des épisodes d’ambition littéraire comparables à celle de Ramón ». Mais la fin d’Automoribundia est amère. La véritable entrée de Ramón dans la littérature latino-américaine est à vrai dire posthume, contemporaine du boom latino-américain. Octavio Paz dit en 1971 : « Il arrive un moment où toute la modernité parle par la bouche de Gómez de la Serna […] Comment oublier et comment pardonner aux espagnols et aux hispano-américains cette indifférence obstinée à son œuvre ? » Et Pablo Neruda, dans J’avoue que j’ai vécu (1974) : « Il a modifié de ses propres mains la syntaxe de l’espagnol, y laissant des empreintes profondes que personne ne peut effacer ». En 1978, Julio Cortázar donne une préface à Gustave l’incongru et aux Pêcheurs d’éponges. En Espagne, Juan Manuel de Prada, en écho à Seins, a continué le blason du corps féminin avec Cons (1995) et, en écho à Automoribundia, écrit Les masques du héros (1996). De 2000 à 2013 a existé un semestriel Boletín Ramón. Une exposition s’est tenue en 2002 au musée national Reina Sofía.
« Je reviendrais maintes fois à Paris, mais jamais plus je ne verrais ce Paris méridien, les tortues éveillées, les bancs des places aménagées en jardin où les horlogers méditent sur leurs horloges nationales face à l’heure universelle, les cabarets s’aérant à neuf heures du matin, remplis d’étagères avec des bocks appartenant à des invalides et à des poètes. » En France, pour croiser Ramón aujourd’hui, il faut se rendre sur le site de l’Oulipo. Eduardo Berti, né en 1964 et membre du groupe depuis 2014, y propose des greguerías : « Gómez de la Serna […] pose sur les objets un regard étonné et singulier, d’une manière que les formalistes russes auraient qualifiée d’étrangeté ». On en trouve aussi sur le blog de Pascal Engel. Et surtout chez Éric Chevillard, né lui aussi en 1964. L’écrivain, dans Transfuge, en 2006, disait avoir trouvé en Ramón un « frère » en découvrant les greguerías en 1992 : par ces métaphores, « il nous est révélé que les êtres et les choses appartiennent au même réseau sensible et que l’éléphant et l’harmonica ont beaucoup plus de relations qu’en voyant l’un dans sa savane et l’autre dans son étui ». L’auteur de Mourir m’enrhume (1987) écrit depuis le 18 septembre 2007 trois fragments quotidiens à l’enseigne de L’autofictif (réunis par les éditions L’arbre vengeur depuis 2009).
Automoribundia : Automoribonderie, suggère la traductrice Laurie-Anne Laget. Plus que de Mémoires d’outre-tombe, livre auquel invite la concordance des titres, il s’agit, aux antipodes de Chateaubriand (son rejet de la politique l’a rendu aveugle à l’Histoire), d’une monumentale Monotobio, le dernier livre d’Éric Chevillard. Déjà « autofictif », Ramón, se souvenant de son voyage à Paris en 1909, disait : « Quand on m’appelle par mon nom, je ne dois pas répondre. Je suis un autre, autre que ce que je suis, plus moi que moi ».