Patrick Williams, le meilleur spécialiste à ce jour des communautés Roms et Manouches de France, est décédé à Montfermeil, dans le neuf-trois, le 15 janvier dernier. Il nous aura gratifiés d’une œuvre essentielle, en se situant à l’intérieur de ces mondes, à propos desquels les non-tsiganes que nous sommes ne cessons de fantasmer. Au rejet d’État (parfois jusqu’à l’extermination, avec le IIIe Reich) comme à la compassion misérabiliste, cet ethnologue doté d’une plume d’écrivain a opposé une description ethnographique avant tout soucieuse de restituer la cohérence de ces Tsiganes et leur énergie à exister comme ils l’entendent.
Patrick Williams savait d’autant mieux de qui il écrivait qu’il avait épousé une Rom Kalderas (forgerons, étameurs) en 1971 et intégré pleinement l’univers linguistique et social de sa famille d’accueil, installée dans l’est parisien au début du XIXe siècle. Depuis, il vécut en Rom et avec les Roms, au point de me dire un jour : « Je suis content de te revoir pour parler un peu le français ; voici plus d’un mois que je ne me suis pas exprimé dans la langue des gadjé ».
J’ai rencontré Patrick en 1966, dans l’équipe de rugby de la faculté des lettres et sciences humaines de Paris (Sorbonne), puis au Paris Université Club (P.U.C.). Il y jouait pilier gauche, moi seconde ligne, le poussant dans la mêlée, et lui plaisantant à ce sujet : « Tu n’as pas cessé ensuite de me pousser ».
En effet : j’étudiais la sociologie et l’ethnologie, et lui, inscrit en littérature, s’intéressait à Blaise Cendrars tout en entretenant des liens profonds avec la population nomade de Gouzon, dans la Creuse (1 580 habitants), où il était né et où vivaient ses parents. Fils unique, petit-fils d’une Creusoise qui tenait le grand café sur la place du village, il y a fréquenté, dès l’adolescence, des Manouches installés en périphérie du bourg dans leurs roulottes à cheval. Ces vanniers, collecteurs d’escargots et de champignons, que les paysans n’aimaient guère, vivaient dans ces écarts champêtres, festoyaient, chantaient, jouaient de la musique. Patrick participait à ces agapes chaleureuses, tant et si bien qu’il apprit la langue des Manouches en prenant peu à peu une place parmi ces voyageurs ruraux arrivés d’Inde en Europe il y a huit siècles. Mais, les vacances ou le week-end passés, il retournait à Paris, à la fac et dans sa chambrette rue de la Tour (XVIe arrondissement), où il écoutait, sur son tourne-disque et à la radio, du jazz. Beaucoup, beaucoup de jazz, énormément même ; au point d’en devenir plus tard un expert reconnu.
Patrick Williams s’inscrivit en langue tsigane à l’Institut des langues orientales tandis que, de mon côté, je commençais à étudier une langue kanak avec des chercheurs du CNRS. Devenu assistant en ethnologie en 1971, je partis en Nouvelle-Calédonie en 1973, laissant la maison que j’occupais alors dans l’Essonne à Patrick et à sa famille d’adoption. Ils y restèrent sept mois, durant lesquels il entreprit de lire toute ma bibliothèque d’anthropologue, reclassée pour l’occasion par ordre alphabétique. À mon retour, il décida de s’inscrire en thèse d’ethnologie à l’INALCO. Sujet de l’étude et titre de sa thèse, publiée en 1984 : Mariage tsigane. Une cérémonie de fiançailles chez les Rom de Paris. C’est-à-dire ce qu’il venait de vivre. Alternant chapitres théoriques et descriptifs, ce travail, mûri par sa participation à des séminaires (en particulier celui de Daniel de Coppet et Jean-Paul Latouche à Paris VII), eut dans les études tsiganes un retentissement considérable et permit finalement à Patrick d’entrer au CNRS.
Il lui fallut alors se tenir sur deux versants opposés : celui, feutré et terriblement roublard, de la recherche – rôle qu’il parvint à jouer pleinement en devenant un excellent directeur de laboratoire ; et celui, tout entier pris par la dépense de soi, dans l’entre-soi élargi à toute la collectivité rom de Paris. Entre le milieu compassé de l’académie et la vie des Roms vibrant de l’affichage de liens sociaux imputrescibles, le choix de Patrick Williams fut fait quand il put s’exclamer « Nous sommes Rom ! » en levant son verre devant les siens attablés, non sans en avoir versé auparavant une lichette sur le sol, « pour les morts ».
Une double vie, donc, que celle de Patrick Williams, tantôt du côté des réunions de chercheurs, des séminaires, des colloques, tantôt (c’est-à-dire tout le temps) du côté des aléas de la vie des Roms, à contrer bravement les argousins, la justice, les assistantes sociales, l’école, les éducateurs et autres « bonnes œuvres ». Du commissariat à la prison, de l’hôpital aux associations de bienfaisance, il faut que les Roms naviguent dur pour rester de « vraies gens » comme les appelait Patrick, les distinguant ainsi nettement de celles et ceux qui ne se déplacent, disait-il, que « sur de la moquette »… Cette fameuse moquette était devenue une private joke entre nous, lorsque des responsables de revues ou des éditeurs censuraient la langue des Roms dont Patrick reprenait dans ses textes les césures, les rythmes, les tournures, pour rester aussi proche que possible de l’expression originale. Il fallait que cette écriture en quête de vérité tant ethnologique qu’humaine fût vitrifiée, « délittératurée », avant d’être donnée à lire aux doctes.
Il est vrai que, chez Patrick Williams, l’expérience de vie, d’ethnologue, d’ethnomusicologue et d’écrivain était habitée par la recherche d’une émotion extrême capable de transcender le réel, « tel qu’en lui-même enfin l’intensité le change », aurait pu écrire Mallarmé. Je me souviens de l’avoir vu écouter et réécouter une bande magnétique usée restituant ces chants déchirants qui s’emparent des Roms les nuits de deuil ; et, plus tard, d’avoir été pris moi aussi par ce puissant embrasement collectif du désespoir vocalisé dans un bidonville, la nuit, sous le périphérique, vers la porte de Bagnolet en 1976, à l’occasion d’un repas de funérailles auquel Patrick m’avait convié.
Observateur participant (le mot est faible en l’occurrence), Patrick Williams retrouvait dans le jazz contemporain à la fois physique et spirituel du grand pianiste et poète new-yorkais Cecil Taylor, « quand la musique couvre la musique » disait-il, cette exaltation qui donne le sentiment d’atteindre un absolu. Et le spécialiste des Roms de devenir aussi un critique très affûté de disques et de concerts de jazz en de subtiles chroniques, à la fois détaillées et inspirées, écrites pour des revues largement reconnues comme Jazz Magazine ou plus confidentielles comme Jazz 360°.
Mais cette musique de libération est elle aussi manouche, autour de l’immense Django Reinhardt, à qui Patrick Williams a consacré deux livres (Django et Les quatre vies posthumes de Django Reinhardt, éd. Parenthèses, 1998 et 2010). Django a joué de la guitare sans savoir que le jazz existait. Il n’en avait jamais entendu avant d’écouter, à vingt et un ans, dans un hôtel à Toulon, des disques 78 tours de Louis Armstrong, Duke Ellington et Joe Venuti. Bouleversé, il se mit alors à pleurer. Et cette rencontre artistique poussa Django à dépasser la musique standardisée qu’il pratiquait auparavant et à inventer le jazz manouche… Cette histoire ne ressemble-t-elle pas à celle de Patrick Williams, rencontrant l’ethnologie à vingt-six ans pour, sept ans plus tard, l’exploser en une aventure intellectuelle, littéraire et personnelle à la fois rigoureuse et originale ? Il faut le comprendre par le dedans, par le going native auquel ont aspiré avant lui quelques grandes figures de la discipline comme Isabelle Eberhardt au Sahara, Georges Condominas au Vietnam, Jeanne Favret-Saada dans le bocage mayennais, ou, après Patrick, Vincent Crapanzano au Maroc, Philippe Bourgois à New York ou Marie Desmartis dans les landes girondines, et aussi les praticiens d’une anthropologie impliquée et réflexive. Rompre avec la neutralité distante : tel fut l’apport décisif de Patrick Williams à l’intelligibilité ethnographique.
C’est sans doute avec « Nous, on n’en parle pas ». Les vivants et les morts chez les Manouches (Maison des Sciences de l’Homme, 1993) que Patrick Williams donna en toute liberté son plus beau livre, dont j’écrivis alors la quatrième de couverture en ces termes : « Les Manouches ne disent rien d’eux-mêmes. De leurs défunts ils taisent les noms, détruisent les biens et abandonnent les campements aux herbes folles : “l’avènement, écrit Patrick Williams, se fait par soustraction” […] Seul un intime des buissonniers, des chasseurs de hérissons, des rempailleurs de chaises et autres ferrailleurs nomades de nos campagnes pouvait procéder à l’ethnographie de ce retrait et de ce silence essentiels, à chaque instant refondateurs de l’identité du groupe dans sa distance aux non-Tsiganes. L’écriture “compréhensive” de Patrick Williams épouse, par son rythme, ses décalages et son inventivité, la complicité subtile du plus apparent et du plus caché et nous restitue la cassure structurelle qui fait des Manouches ces gens du proche et du lointain, d’ici et d’ailleurs. Ni marginale, ni dominée, ni déviante, leur civilisation n’a cessé de se constituer au sein des sociétés occidentales comme circonstancielle et pure différence. En creux, en contrepoint, en silence. »
Patrick Williams ne fait pas de ce silence des Manouches sur leurs morts ou à propos de Django une essence, un trait culturel ontologique, mais une pratique relationnelle distinctive en réponse à l’environnement social et politique où dominent les Gadjé. Les enterrements ont lieu en première partie à l’église où peuvent intervenir des Manouches évangélistes, pentecôtistes, avant les chants tsiganes. Dans les échanges économiques régionaux, les Manouches occupent une place importante pour la récupération, la réparation et le recyclage des produits (voitures, mobilier, machines) de même que les Roms de la région parisienne sont actifs sur les marchés de vêtements, les brocantes, les reventes diverses. Et nombreux sont les Manouches, comme on sait, à vivre en musiciens dans les salles de bistrots ou de concerts. Greffés sur la société globale environnante, sans s’y laisser piéger.
Patrick Williams a accordé dans son œuvre une large place à cette greffe. Ainsi, souligne-t-il, « les Manouches apparaissent au sein des sociétés occidentales, c’est en elles qu’ils se constituent. Il n’y a pas de pertinence, pour l’ethnologue, à recomposer un état originel du type “avant la colonisation” ». Cette relation du type « je t’aime moi non plus » se tient au cœur des deux mondes qui fabriquent mutuellement leurs imaginaires, tantôt en s’excluant, tantôt en se faisant des emprunts.
De ce paradoxe la littérature fait foi, comme le montre Patrick Williams dans une série d’articles lumineux consacrés à la place des Gitans, Tsiganes, Romanichels et autres Rabouins dans les œuvres de Blaise Cendrars, Alain-Fournier, Gabriel García Márquez, Stephen King, Cervantès, Claude Simon ou Bogulmil Hrabal. Il nous révèle comment ces écrivains, tout en se référant parfois aux Tsiganes avec plus ou moins de pertinence factuelle, font de l’incessant mouvement de ces nomades de nos marges sociales et géographiques l’élan profond de leur écriture, qui était aussi l’élan de l’écriture de Patrick.