Mémoires d’outre-Grèce

Une femme morte se souvient du passé. Avec une omniscience et une clairvoyance d’outre-tombe, Niki raconte la généalogie de sa naissance, de son enfance et de son adolescence au sein d’une famille communiste. Derrière cette fresque familiale, se déploie un pan entier de l’histoire grecque, depuis les prémices de l’évacuation tragique des populations grecques d’Asie Mineure (la « Grande Catastrophe ») jusqu’aux années succédant à la guerre civile. Paru en 2014 en Grèce, Niki est le huitième roman du prolifique Christos A. Chomenidis.


Christos A. Chomenidis, Niki. Trad. du grec par Marie-Cécile Fauvin. Viviane Hamy, 464 p., 23 €


Derrière la figure d’Antonis Armaos, père de Niki, on reconnait Vassilis Nefeloudis (1906-2004), grand-père de l’écrivain et secrétaire du Comité central sous le tout-puissant Nikos Zachariadis, qui dirigea le Parti communiste grec de 1931 à 1956. Humour sarcastique, sens du rythme prodigieux, narration foisonnante et dynamique, tressage de l’individuel et du collectif sur fond d’héroïsme saccadé d’émotions… Christos A. Chomenidis applique une formule qui ne marche que trop bien, et l’on peut s’interroger sur la téléologie de cette écriture. Le livre s’arrête lorsque Niki, dont le nom signifie « victoire », après avoir toujours vécu au croisement du politique et de l’intime, choisit de se désolidariser du premier pour fuir dans le second – parfaite métaphore de la Grèce des années 1950.

Saga néo-hellénique, Niki montre des Grecs indomptables, que ni l’immigration, ni la guerre, ni la famine, ni les humiliations publiques ne savent réduire. Selon Costa-Gavras qui signe l’avant-propos, la Grèce de Niki s’inscrit à rebours de l’image d’un peuple « que le monde a l’habitude de ne voir ou de ne découvrir que dans ses beaux paysages » ; elle n’a de paysages qu’humains et fait entendre des hommes et des femmes qui luttent. Cette épopée familiale est centrée sur la trajectoire du père de Niki, Grec « d’ailleurs », réfugié d’Asie Mineure, dont l’identité trouve un écho dans le communisme grec, à la fois international et profondément patriotique.

Après avoir touché un peu à tout à Athènes, Armaos devient communiste par hasard et, à vingt-six ans, sans l’avoir véritablement cherché, il est catapulté député KKE en Attique. Autour de lui se succèdent, en cercles concentriques, Niki et sa mère, la famille élargie, les membres du Parti, ainsi que d’autres figures de l’environnement politico-social grec. Cette imbrication en poupées russes constitue, en miniature, un tableau de l’histoire grecque. Les germes de la guerre civile sont présents au sein même de la famille, les deux beaux-frères d’Antonis se retrouvant au gouvernement sous l’occupation nazie.

Niki, de Christos A. Chomenidis : mémoires d'outre-Grèce

Christos A. Chomenidis © D.R.

Portée par le français de Marie-Cécile Fauvin, l’histoire du communisme grec vue par Christos A. Chomenidis revêt l’ampleur d’un Guerre et Paix romanesque au possible. Se succèdent internement dans les îles, années de clandestinité, dictature de Metaxás, répression britannique de décembre 1944, guerre civile, chapelet d’organisations, grands mouvements de foule. Les péripéties sont en dents de scie : à son retour d’Égypte où il était allé pendant la Seconde Guerre mondiale – nous renvoyant aux Cités à la dérive de Stratis Tsirkas –, Armaos tombe subitement en disgrâce, catalogué comme traître à la classe ouvrière, et il doit entrer en clandestinité.

Quant à Niki, elle reçoit une éducation exceptionnelle, loin des écoles et au sein d’une famille dévorée par le besoin de justice, où le sacrifice de soi est ritualisé et où l’avènement d’un monde nouveau est le seul horizon (« tôt ou tard l’Histoire nous rendrait justice et tous ensemble, nous construirions le socialisme »). Petite fille, elle choisit de suivre ses parents et passe sept années loin de tout, sous une fausse identité, à apprendre le russe, l’histoire et le marxisme grâce à l’enseignement de son père. Devenue jeune femme, elle choisit cette fois de les quitter pour les États-Unis.

Constamment tiraillé entre extrémités, émotionnelles ou physiques, Niki est une épopée politique qui fait des névroses familiales le moteur de l’histoire. Cette dépolitisation se fait par le biais d’un point de vue féminin, caricaturalement guidé par la seule sensibilité (« j’appris que la mesure de toute chose est la tendresse »), contrairement à une idéologie communiste présentée comme paternelle et purement rigide. Si Niki reçoit une éducation s’érigeant contre toutes les formes du patriarcat et récusant la notion de mariage, elle se fait, malgré tout, champ de bataille opposant amour et politique : elle désire la jouissance de l’instant contre la lutte pour un futur hypothétique, l’individualisme contre les sacrifices, la vie contre l’idéologie. Symboliquement, elle devient serveuse dans le restaurant chic de son oncle, cet ancien collaborateur qui introduit le Coca-Cola en Grèce.

C’est précisément là qu’elle s’émancipera de ses parents, et partant du communisme, en rencontrant Alexandros qui l’emmènera aux États-Unis. Métaphore d’un communisme qui n’atteint jamais la maturité, Niki reste une éternelle mineure. Après avoir échappé à l’autorité d’un père, elle se met dans le sillage d’un autre homme. Son amant, de par ses affinités politiques ambigües, sa personnalité glissante, et surtout son absence d’attaches, n’est que le contraire d’Armaos. Chomenidis donne une noblesse littéraire d’emprunt à ce personnage de femme qu’il utilise pour arriver à ses propres fins idéologiques. Comme s’il avait l’intention de glisser son Niki dans leurs rangs, Madame Bovary et Anna Karénine sont cités. En creux, ce destin de femme prise dans une période historique turbulente rappelle aussi un autre livre grec, devenu un grand classique, Le troisième anneau de Kostas Takhtsis.

Un souffle historique, une temporalité qui dépasse l’humain : le récit de la vie de Niki démarre bien avant sa naissance et elle s’exprime par-delà la mort. Les générations s’échelonnent et la mémoire se transmet par allers-retours pour que la conscience de l’Histoire ne meure jamais. Mais de quelle victoire Niki est-elle le nom ? Pour elle qui fuit la Grèce, la politique et sa famille, son départ représente un déplacement des difficultés mais pas leur résolution.

C’est bien sûr le cas aussi de Christos A. Chomenidis qui, en écrivain-démiurge, fait le contraire de ce qu’il professe. Contrairement à ce qu’il annonce dans la dédicace à sa fille, il ne se libère pas du passé mais le fait taire, l’enterre. À la façon d’un Kundera, il oscille constamment entre peinture sérieuse et parodique de la Grèce contemporaine, parlant avec légèreté d’un passé douloureux mis à une distance agréable, enveloppante. Bien malgré lui, ce livre signe la victoire d’un passé dont on ne peut se libérer, se faisant le symptôme de failles politiques toujours présentes et de plaies restées ouvertes. Publié en pleine austérité économique et en pleine crise humanitaire, Niki anéantit la possibilité de construire collectivement une Grèce meilleure.

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